dimanche 2 décembre 2018

Pays légal et pays réel


Les médias se sont récemment émus de la mauvaise attribution par Benjamin Griveaux de l’expression « pays légal et pays réel ». Ce dernier a attribué cette formule à l’historien et résistant Marc Bloc alors qu’elle était en fait de Charles Maurras, grande figure de l’extrême droite française. A dire vrai, cette expression consacrée est en fait beaucoup plus ancienne et on la retrouve utilisée par les républicains (la gauche de l’époque) dès les débuts de la monarchie de Juillet pour dénoncer le manque de représentativité des institutions politiques et leur décalage avec la sensibilité politique réelle du pays. A cette époque, le droit de vote était en effet limité à une toute petite élite par les règles draconiennes du suffrage censitaire et de l’âge légal du vote. En 1847, ces règles se traduisent par un corps électoral de 246 000 votants pour une population de près de 35 millions d’habitants, difficile de parler de gouvernement représentatif dans ces conditions…

On ne peut que regretter le voile d’opprobre qui a frappé cette expression depuis sa récupération par l’extrême droite, expression pourtant très utile conceptuellement... C’est hélas un phénomène récurrent quand les extrêmes ont le malheur de proférer des évidences du type « je préfère le beau temps à la pluie ». Le slogan maudit « Travail, Famille, Patrie » a ainsi connu le même destin après sa honteuse récupération par le régime de Vichy. Il était initialement l’emblème du Parti Social Français, un grand parti patriote de centre droit qui fut un pourvoyeur important de résistants pendant la 2ème guerre mondiale (la mémoire familiale se mêle ici à l’anecdote puisque mon arrière-grand-père, Henri Jaboulay, qui fut grand résistant et compagnon de la Libération, fut également un membre actif des croix de feu puis du PSF). C’est d’ailleurs la popularité du PSF avant-guerre qui poussa Pétain et le régime de Vichy à se réapproprier l’expression pour en faire un slogan anti-républicain, ce qu’il n’était pas au départ. Mais revenons en à nos moutons. Alors ? En quoi l’opposition « pays légal et pays réel » est-elle aujourd’hui pertinente? Tout simplement parce qu’elle offre un cadre particulièrement adéquate pour comprendre les dynamiques à l’œuvre derrière le mouvement des gilets jaunes. Pour cela, il nous faut d’abord en revenir à la genèse de l’élection d’Emmanuel Macron.

L’élection d’Emmanuel Macron intervint en effet au terme d’une campagne présidentielle dont le caractère hors du commun mérite d’être retracé. Le contexte tout d’abord : cette élection s’est produite dans une période de stagnation économique à la suite de la crise de 2008 et au terme de 40 années de montée de la défiance envers la classe politique. La cause de cet effondrement de la légitimité des grands partis est facile à trouver : l’incapacité durable à écouter et répondre aux préoccupations économiques et sociales réelles de la population. Au cœur de cette incapacité, on trouve notamment l’européisme des élites françaises qui les a conduit à transférer à l’Union Européenne à peu près toutes les compétences nécessaires à la gestion économique et sociale d’un pays (politique commerciale, industrielle, monétaire…) à l’exception dans une certaine mesure de la fiscalité. Cette élection était donc à haut risque pour les élites en place.

La première étape de l’élection fut la marche au 1er tour avec quatre « grands candidats » (Fillon, Le Pen, Mélenchon et Macron) réunissant l’essentiel des intentions de vote. Leur principale caractéristique étaient d’être des candidats « faibles », c’est-à-dire n’ayant aucune chance de rassembler une majorité convaincue autour de leur programme : ici, la folie économique de Fillon le dispute aux facilités démagogiques des extrêmes et à l’extrémisme européiste hardcore de Macron. Ce premier tour allait donc être un combat d’éclopés. Emmanuel Macron faisait ici figure de challenger puisque ce personnage, encore largement inconnu du grand public quelques mois auparavant, n’avait aucune expérience politique sérieuse à revendiquer et avait un profil peu enclin à enthousiasmer les foules : un technocrate pantouflard et ancien banquier d’affaires, avec en outre une image d’arriviste sans scrupules à faire oublier. C’était sans compter le premier coup de théâtre de cette élection : le « coup d’Etat médiatico-judiciaire ».

La coutume veut que les campagnes électorales soient des périodes de trêve judiciaire pour ne pas entraver le temps du débat démocratique or, fait unique dans l’histoire électorale du pays, les deux candidats de droite se trouvèrent sous le feu d’un pilonnage judiciaire d’une intensité jamais vue et dont le caractère partial fait peu de doute : dans le cas de Fillon, la rapidité foudroyante et totalement anormale de la procédure judiciaire en est la marque caractéristique (on rappellera que celui qui écrit ces lignes n’a pas eu de mot assez dur contre Fillon pendant la campagne). Dans le cas de Marine Le Pen, le timing parfaitement opportun des innombrables boules puantes qui la frappèrent ainsi que son parti laisse peu de doute quant au caractère télécommandé de la chose. Cet acharnement judiciaire eu pour conséquence de faire mécaniquement monter les deux candidats restants (Mélenchon et Macron) et de rendre tout débat de fond impossible dans cette atmosphère irrespirable. Pour ceux qui voudraient mieux comprendre l’énormité judiciaire de cette campagne, nous les renvoyons à l’excellent blog de Régis de Castelnau et au livre de Hervé Lehman sur l’affaire Fillon. Alors que les quatre candidats franchirent la ligne d’arrivée dans un mouchoir de poche (les scores s’espaçant entre 19,5 et 24%), il ne fait aucun doute que ce matraquage judiciaire fut décisif dans la détermination de l’ordre d’arrivée. Ce premier « twist » dans la campagne est lui-même l’aboutissement d’un phénomène inexorable des dernières décennies : la montée en puissance de l’activisme politique des juges.

Le 2ème twist de la campagne fut celui de la « bulle médiatique » (bulle qui s’est en réalité maintenue jusqu’à l’affaire Benalla). Au cours de cette phase, les médias, témoignant d’une malhonnêteté sidérante et d’un grégarisme affreux, contribuèrent à lourdement exagérer la portée et la signification du mandat reçu par Emmanuel Macron au terme du 2nd tour. Facialement, ce dernier remporta l’élection avec 66% des votes contre Marine Le Pen, la réalité est qu’il fut élu par à peine 43% du corps électoral en raison d’une abstention massive. Par ailleurs, la moitié votèrent pour lui pour faire seulement barrage à la candidate du Front National. La vérité cachée du macronisme est qu’il est le président le plus mal élu de la Vème République et que sa base réelle de soutiens est extrêmement étroite, largement inférieure à son score du premier tour étant donné les conditions toxiques dans lesquelles le scrutin s'est déroulé. Ce fut la deuxième entourloupe de cette élection. Cela nous amène au second phénomène inexorable de ces dernières décennies : la transformation des médias en outil de propagande des minorités militantes, peu importe si ces minorités sont loin de refléter la sensibilité majoritaire du pays.

Un démocrate sincère aurait compris qu’il avançait sur une mince couche de glace et que la plus grande prudence était de mise mais tel n’est pas l’esprit du macronisme et des semi-éduqués d’En Marche. Ces derniers, s’appuyant sur la lettre des institutions pour mieux en déformer l’esprit, prétendent avoir reçu le mandat de transformer en profondeur le pays sur la base de leur programme. Cela relève de l’escroquerie en bande organisée. Un tel mandat n’a jamais été donné et c’est bien là que se trouve le décalage total entre le pays légal et le pays réel. Ce décalage est en outre aggravé par la pratique du pouvoir des macronistes. Par sa sociologie, le macronisme est imbu des pratiques managériales du privé et des grands plans de transformation des grands groupes. L’autoritarisme qu’il induit est totalement impropre à l’action politique. Cela nous amène à la dernière entourloupe du macronisme : le président Macron n’est de toute évidence pas aussi génial et brillant que les médias ont tenté de nous le faire croire (on se flattera sur ce blog d’avoir d’ailleurs été lucide de longue date sur le personnage). La situation actuelle de pourrissement est le résultat direct de quatre choses : l’arrogance, l’inexpérience, l’inconscience et la rigidité. Tout cela renvoie à un haut niveau de connerie à la tête de l’Etat.

La crise actuelle est l’aboutissement d’un fossé qui n’a pas arrêté de se creuser depuis des décennies entre le pays légal et le pays réel. Deux narrations s’opposent aujourd’hui : d’un coté, celle des élites en place, prétendant avoir été portées par un élan réformateur et incarner le renouvellement politique tant attendu. De l’autre, celle des observateurs (honnêtes) qui se disent que la machine En marche est en réalité la poursuite et l’approfondissement du processus de décomposition politique du pays. Je ne sais pas comment les choses se termineront mais je dois avouer ne pas être serein. Je regarde le déroulement des évènements et la réaction du pouvoir non sans un certain effarement. Les mots d’Audiard me reviennent en tête : « les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ».

samedi 8 septembre 2018

Comprendre l’impudence orwellienne de nos élites : le débat sur la démocratie libérale


Dans cette période de vague populiste, nous devons régulièrement subir les articles pontifiants qui dénoncent la menace que ces mouvements font peser sur la démocratie libérale. Pour les auteurs de ces tribunes « lucides » et « courageuses », il est généralement de bon ton de souligner que ces mouvements nous font entrer dans l’ère de la démocratie « illibérale », prélude à la mort de la démocratie et à l’apparition de régimes tout simplement autoritaires. On demande alors au lecteur d’aller vite allumer un cierge et de prier fort pour que ne reviennent pas les heures les plus sombres de l’histoire, manière (pas très) subtile d’évoquer les spectres du fascisme et du nazisme, rien que ça…

Il est important de bien comprendre l’argumentation sous-jacente à ce type de discours car il nous semble symptomatique de la propension désormais maladive des élites à faire passer des vessies pour des lanternes et à inverser systématiquement les causes et les effets. On ne le souligne jamais assez mais dans un monde où l’information est le nerf de la guerre, le contrôle de la narration officielle des évènements (le fameux « storytelling ») est l’un des principaux leviers de pouvoir et de la fabrique du consentement. Percevoir la malhonnêteté du débat qu’on prétend nous imposer sur l’avenir de la démocratie permet de prendre la pleine mesure de l’impudence devenue désormais orwellienne des gens qui nous gouvernent.

Tout d’abord, déroulons pleinement l’argumentaire sur le danger que le populisme pose à la démocratie. A l’origine de cette thèse, on trouve la description traditionnelle des deux composantes de la démocratie libérale : 1. Un gouvernement et un parlement représentatifs, rendant compte régulièrement au peuple par la tenue d’élections 2. La séparation des pouvoirs exécutif et législatif ainsi qu’une autorité judiciaire indépendante, garants des libertés publiques et du pluralisme politique. C’est généralement le deuxième attribut qui vient justifier l’utilisation du terme « libérale » après celui de « démocratie ». Selon les tenants de cette thèse, le caractère libéral des institutions (la séparation des pouvoirs) est ce qui garantit l’Etat de droit et le pluralisme politique, autrement dit les libertés publiques. On reproche généralement aux gouvernements populistes de vouloir attenter à la séparation des pouvoirs pour promouvoir un agenda de remise en cause du pluralisme et des libertés publiques.

Le problème de ce discours est qu’implicitement, il accorde une plus grande importance au caractère libéral des institutions qu’à leur caractère démocratique et prétend faire dépendre la défense du droit des gens de la seule composante libérale. C’est là un renversement pervers de l’ordre réel des choses : la première et la plus fondamentale des défenses des libertés d’un peuple, c’est de pouvoir élire un gouvernement qui doit lui rendre des comptes régulièrement par le mécanisme des élections (on a souligné dans un article précédent ce qui se passe quand ce n’est pas le cas). La séparation des pouvoirs est un complément important mais dont l’importance n’est que seconde par rapport à la composante démocratique.

Les contre-pouvoirs aux pouvoirs politiques traditionnels ont par ailleurs une particularité : n’étant pas soumis au suffrage universel, ils peuvent plus facilement tomber sous la domination d’une élite inamovible d’ « experts » ayant ses propres codes de cooptation et de copinage. La question est alors posée de la « capture » de ces pouvoirs par des intérêts constitués. Le propre du suffrage universel, c’est qu’à tout moment les électeurs peuvent renverser la table et « sortir les sortants ». Cette soupape de sécurité n’existe pas pour les autres pouvoirs. On doit en outre souligner que pour la plupart de ces contre-pouvoirs, il existe depuis toujours un débat légitime sur le juste niveau d’indépendance qu’il convient de leur donner. On pense ici par exemple à l’indépendance de la justice (est-elle une autorité ou un pouvoir ?) ou de la banque centrale. Les mouvements populistes ne font souvent que réactiver de vieux thèmes de réflexion sur ces sujets, ce qui n’empêche pas leurs adversaires de crier immédiatement à l’autoritarisme.

Les discours sur l’illibéralisme des mouvements populistes est en fait une manière d’escamoter la vraie question: pourquoi les électeurs sont-ils amenés à ne plus faire confiance à leurs partis de gouvernement et à voter pour des partis d’ « outsiders » n’ayant souvent jamais exercé de responsabilité politique ? La réponse est maintenant évidente : c’est tout simplement la traduction du constat que font les électeurs que les politiques menées depuis des décennies ne répondent absolument pas à leurs aspirations profondes et qu’une reprise en main démocratique est désormais nécessaire. L’émergence de ces mouvements populistes est la matérialisation de cette reprise en main. Pris du point vue des élites, le constat ne peut être que terrifiant : c’est la prise de conscience que les pouvoirs issus du suffrage universel ne peuvent pas être réellement « capturés ». Il convient alors de les contenir par tous les moyens, c’est-à-dire en jouant à fond la carte de la séparation des pouvoirs. Derrière le thème de la défense de la démocratie libérale se cache en réalité un agenda bien peu libéral…

Cela nous amène à un dernier point. Chez la plupart des gens, notamment ceux qui nous gouvernent, la culture historique est désormais réduite à quelques clichés avec une place toute particulière pour la deuxième guerre mondiale, dernier événement majeur de l’histoire de l’humanité. Pour le pire ou pour le meilleur, cette prééminence dans la mémoire collective a engendré toute une série de mythes et de fadaises qui viennent aujourd’hui pourrir des débats qui, dans le fond, devraient être menés de manière beaucoup plus sereine. Pour que les choses soient dites clairement : non, la montée des mouvements populistes n’a aucune ressemblance de près ou de loin avec la marche au fascisme ou au nazisme, mouvements nés des suites de la Première Guerre Mondiale, d’un culte de l’ultra violence qui en a résulté ainsi que des histoires politiques extrêmement singulières et souvent mal connues de deux pays. Pour quelqu’un qui a lu sur cette période, comparer la vie politique actuelle dans les pays développés avec la terreur, la sauvagerie féroce et les crimes innombrables des années 20 et 30 en Allemagne et en Italie semble au mieux délirant. On rappellera enfin que le fascisme est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat et non par des élections et que, NON, Hitler n’est pas arrivé au pouvoir par des élections mais par des combines au sommet entre Von Papen et Hindenburg. Mieux vaut chercher ailleurs des exemples pour discréditer le principe du suffrage universel.

Par contre, il est effectivement une grande menace pour une République qui revient comme un leitmotiv à travers l’histoire : celle d’élites, arc-boutées à leurs privilèges et prêtes à tout pour rester aux affaires, quitte à instaurer une tyrannie ou un régime oligarchique. L’histoire de la république romaine et des innombrables Cités-Etats de la Grèce antique ainsi que de l’Italie de la Renaissance sont à cet égard édifiants…

jeudi 4 janvier 2018

Varoufakis, la mystique et la politique


Deux ans après son rapide passage à la tête du ministère des finances pendant la crise grecque de 2015, Yanis Varoufakis vient de publier ses mémoires sur cet épisode particulièrement marquant de la crise de la zone euro (Adults in the room, my battle with Europe's deep establishment). Disons le tout de suite, il s’agit sans doute du meilleur témoignage sur le fonctionnement de la vie politique contemporaine. L’auteur nous fait revivre avec un grand talent son parcours de novice un peu naïf au sein des institutions et de l’establishment européens. Quoi que l’on puisse penser du personnage et de ses besoins d’auto-justification, un souffle de profonde authenticité émane de l’ouvrage. Cela tient sans doute au fait que si l’on peut reprocher des choses à Varoufakis, ce n’est certainement pas d’avoir manqué de cohérence et de bon sens au cours de son affrontement avec les institutions européennes. Ses propositions d’assainissement financier étaient raisonnables à un degré presque banal, elles lui attirèrent d’ailleurs une large sympathie au sein des milieux financiers à Londres et à New York. On se gardera par contre de partager son optimisme sur l’avenir qu’aurait eu la Grèce dans la zone euro, eut-elle obtenue gain de cause auprès de ses créanciers, des considérations de base en matière de compétitivité/parité de change ne semblant pas le troubler plus que ça. Mais incontestablement, Varoufakis peut avoir le sentiment d’avoir été infiniment plus raisonnable que ses adversaires lors de son affrontement avec les créanciers. Le tableau qui se dessine au travers des nombreux faits et anecdotes qu’il relate est franchement glaçant: celui de classes dirigeantes européennes totalement dévorées par leur cynisme et leur esprit de copinage, n’ayant d’autres idéaux que celui de se maintenir à tout prix aux affaires sans vraiment savoir pour quoi faire. Le principal intérêt du livre est de mettre totalement à nu la logique folle et oligarchique qui anime désormais l’Union Européenne. Le livre, par l’ampleur de ce qu’il révèle et la grande variété des sujets abordés (récit évènementiel, analyse économique, politique…) est d’une grande richesse et se prête à de nombreux niveaux d’analyse. On se concentrera ici sur quelques premières réflexions à la suite de cette lecture.

Péguy disait que « Tout commence en mystique et finit en politique », il voulait dire par là que tout combat politique mené au nom d’un idéal finit immanquablement par se corrompre en politique politicienne sans plus aucun rapport avec ses idéaux de départ. Cette dégénérescence vient souvent du succès même que rencontre une mystique : les quelques courageux qui l’incarnent au départ (l’affaire Dreyfus dans le cas de Péguy) sont progressivement rejoints par une armée de cyniques et de politiciens professionnels qui vont utiliser cette mystique sans aucun scrupule au nom de la politique politicienne. C’est ce que Péguy (un ardent dreyfusard) ne pardonne pas à Jaurès dans son instrumentalisation de l’affaire Dreyfus: être un politique qui se fait passer pour un mystique et qui en réalité trahit honteusement la mystique qu’il prétend incarner. Dans le monde de Varoufakis un mystique s’appelle un « outsider » et un politique un « insider ». C’est lors d’un voyage à Washington que Larry Summers va le mettre devant la réalité du fonctionnement de l’establishment globalisé: “There are two kinds of politicians : insiders and outsiders. The outsiders prioritise their freedom to speak their version of the truth. The price of their freedom is that they are ignored by the insiders, who make the important decisions. The insiders….never turn against other insiders and never talk to outsiders about what insiders say or do.” Et ensuite de conclure : « So Yanis, which of the two are you ? ». La phrase indiquée en gras est la plus problématique puisqu’elle implique une collusion totale entre insiders, une collusion qui transcende tout clivage politique. Autrement dit, prendre cette phrase au sérieux implique de ne plus prendre au sérieux le débat démocratique défini comme l’arène publique où se confrontent les idées et projets visant à promouvoir le bien commun. La politique ici décrite est une politique « de couloirs » nécessairement oligarchique.

On trouve dans cette phrase l’origine profonde de la disparition du clivage droite / gauche en Europe depuis des décennies et sans doute aussi du sentiment de dépossession partagé par de nombreux peuples sur cette planète (nous l’avions déjà évoqué dans un post précédent). Il s’agit tout simplement de la conséquence du rétrécissement du champ des sujets réellement ouverts au débat démocratique sous l’effet de l’emprise toujours croissante des contraintes exercées par les traités internationaux et des règles de « bonne gouvernance » prônées par les institutions internationales comme le FMI, l’OCDE ou la Commission Européenne. Comme le dira si éloquemment Jean-Claude Juncker lors du bras de fer avec le gouvernement grec : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Un pan de plus en plus large de sujets politiques se trouve soustrait au débat public et devient la chasse gardée des insiders au sein des gouvernements et des institutions internationales. Dans cet univers, la négociation et la prise de décision obéissent à une logique toute byzantine et les apparences sont souvent trompeuses quand on veut comprendre qui détient effectivement le pouvoir. Varoufakis l’apprendra à ses dépends au cours de ses négociations en mode « ping-pong » avec la Commission, le FMI, la BCE, l’Eurogroup et le ministre des finances allemand. Bien sur tous les insiders ne sont pas mauvais, loin de là. Beaucoup voudraient même sincèrement que les choses soient moins folles. Mais voilà, les règles du jeu (renvoi d’ascenseur et copinage institutionnel) auxquelles ils obéissent garantissent que leurs intérêts finissent toujours par s’aligner sur les intérêts du plus fort, qu’il s’agisse d’une nation ou de certaines classes sociales. Une main invisible finit toujours par les ramener à une posture cynique. Ici, on pourra même reprocher à Varoufakis de ne pas insister assez sur l’énormité inique que représentera pour la postérité le « sauvetage » de la Grèce. Un sauvetage conçu avant tout pour sauver du désastre les grands groupes financiers français et allemands ayant trop prêté à la Grèce et éviter à ces insiders de la finance de devoir assumer leurs responsabilités de prêteurs incompétents en essuyant un défaut. Ces « seigneurs de la finance » seront en retour les premiers à recommander la flexibilisation du marché du travail et les plans d’austérité dans leur pays. Vraiment on ne pourrait pas l’inventer. Exposant à Christine Lagarde les raisons pour lesquelles la dette grecque est insoutenable et le plan de la Troïka totalement irréaliste et contreproductif, Varoufakis aura la stupéfaction d’entendre cette dernière lui dire qu’elle est parfaitement d’accord avec lui mais que trop de capital politique a été dépensé sur ce plan pour qu’il soit remis en cause et qu’il faut donc qu’il se comporte en « team player ».

Tout cela conduit à s’interroger sur qu’est devenue l’Union Européenne aujourd’hui. En lisant le livre de Varoufakis, on est frappé de certaines similitudes entre ce qui est arrivé à la Grèce entre 2010 et 2015 et la tragédie qui a frappé l’Irlande lors de la grande famine de 1846 à 1852. L’épisode de la famine irlandaise est peu connu et mérite que l’on s’y attarde. Pendant longtemps, l’Irlande avait été une colonie de l’empire britannique dont la population, majoritairement catholique, avait été lourdement opprimée en faveur de la minorité protestante. La situation avait évoluée favorablement depuis l’acte d’Union de 1801 mais dans les faits les intérêts du peuple irlandais restaient particulièrement mal représentés à Londres. Le passé colonial et cette mauvaise représentation allaient fortement peser dans le comportement des autorités britanniques lors de famine. Le gouvernement britannique se comporta avec les pires préjugés coloniaux envers les irlandais. Au nom d’une idéologie totalement folle et alors que plus d’un million d’irlandais allaient mourir de la faim, l’administration britannique s’inquiéta surtout des risques d’encourager la paresse et l’indolence chez les irlandais en leur venant en aide. Tout au long de la famine, une posture laissez-fairiste prima dans l’organisation de l’aide à l’Irlande, ce qui eut des conséquences tragiques pour la population. Comme le déclara Charles Trevelyan, le haut fonctionnaire britannique en charge de l’aide à l’Irlande pendant la famine : "The judgement of God sent the calamity to teach the Irish a lesson, that calamity must not be too much mitigated". Lors d’une conversation avec Varoufakis, le ministre des finances allemand témoignera d’une idéologie tout aussi morbide en évoquant la nécessité de mettre fin à l’Etat providence tel qu’il existe dans les pays européens pour faire face à la concurrence de pays comme la Chine ou l’Inde qui n’en ont pas. Que la crise grecque fut perçue par de nombreux membres de l’establishment européen comme l’œuvre de la divine providence pour remédier aux tares de la société grecque est une évidence. Il convient ici de dire qu’aucun peuple dont la politique est définie par un gouvernement représentatif digne de ce nom n’aurait eu à subir les avanies infligées aux irlandais et aux grecs. L’Union Européenne est bel et bien devenue une construction oligarchique imposant des politiques totalement idéologiques à des peuples vivant désormais en régime semi colonial.