lundi 10 juin 2019

La politique contemporaine ou le retour à Thucydide


Le fait le plus marquant de la période contemporaine est sans aucun doute l’extraordinaire convergence des dynamiques politiques dans les pays développés : des Etats-Unis à l’Italie, en passant par la France, le Royaume-Uni et bien d’autres pays, nous assistons à une gigantesque recomposition des paysages politiques. Les vieux clivages droite / gauche qui nous semblaient immuables, pour ne pas dire « naturels », se retrouvent pulvérisés par l’apparition d’un clivage nouveau et marqué du sceau de la verticalité : l’affrontement entre un bloc « élitaire » et un bloc « populiste ». Dans ce contexte de perte des repères traditionnels, il est intéressant de se demander si des précédents historiques peuvent apporter un éclairage pertinent et important. Il se trouve que mes lectures récentes m’ont amené à m’intéresser de plus près à l’histoire politique de la Grèce classique et il me semble que les anciens grecs ont encore beaucoup de choses à nous apprendre. La chose ne devrait pas étonner puisque, à bien des égards, les grecs sont les vrais précurseurs de l’ère moderne. Ils furent en effet les premiers à réfléchir à la politique dans son acception moderne, c’est-à-dire comme l’organisation politique d’une communauté de citoyens libres et égaux.

C’est l’excellent livre de Josiah Ober, L’énigme grecque, qui a aiguisé ma curiosité et m’a conduit à approfondir ma réflexion en lisant La guerre du Péloponnèse de Thucydide et La Politique d’Aristote. Or un constat me frappe aux termes de ces lectures : la vie politique des cités grecques étaient marquée par quelques traits caractéristiques qui font étrangement penser à la période contemporaine. Le plus frappant d’entre eux est celui-ci : la vie politique de cette époque peut se résumer à l’affrontement entre deux partis, le parti « oligarchique » (les milieux très aisés et leurs clients) et le parti « démocratique » (le reste de la population). C’est le rapport de force entre ces deux partis qui détermine la constitution en vigueur dans chaque cité. Athènes est l’exemple de la cité « démocratique », là où Sparte est l’incarnation de la cité « oligarchique ». Cette ligne de fracture est tellement fondamentale que, lors de la guerre du Péloponnèse, les deux camps vont même jusqu’à s’organiser autour d’elle, Athènes exigeant de ses alliés d’avoir un régime démocratique et Sparte exigeant des siens d’avoir un régime oligarchique. La vie politique des cités grecques s’organisait donc sur un axe vertical qui fait étrangement penser aux dynamiques contemporaines. Quels sont les enseignements que nous pouvons en tirer ?

Le plus important (et sans grande surprise) est bien que la lutte des classes, dépourvue de toute connotation idéologique de type marxiste, est le moteur le plus important de la vie politique de chaque cité. L’enjeu central pour l’homme d’Etat est d’éviter à tout prix la guerre civile et de faire en sorte que l’édifice de la communauté politique tienne malgré ces tensions. Pour ce faire, il convient de trouver l’équilibre entre les intérêts des deux partis : inclusion des populations dans les prises de décision politique et participation des élites aux postes à responsabilité. Pour le camp démocratique, la principale menace est de céder aux sirènes de la démagogie. Pour le camp oligarchique, la principale menace est évidemment de céder à la tentation de la sécession et du coup d’Etat. Force est de constater que ces menaces semblent d’une étrange actualité.

Cela doit nous amener à nous interroger sur la vie politique telle que nous l’avons connue depuis la révolution française à travers son clivage droite / gauche. Les XIXème et XXème siècles furent par excellence les siècles des grandes idéologies de masse avec un rôle prééminent joué par les idéologies révolutionnaires de type marxiste. Ces idéologies, par leurs caractères fondamentalement violents et par la menace qu’elles firent peser sur les sociétés démocratiques (notamment à travers l’ombre de l’Union soviétique), favorisèrent en réaction l’émergence et l’affirmation de points de vue modérés et conciliants, notamment chez les élites. Le clivage droite / gauche fut la matérialisation de cette « modération », à la fois des élites et des populations. Avec la disparition de la menace soviétique, on a l’impression d’un retour à une forme de vie politique « naturelle » et post-idéologique dans laquelle les élites défendent leurs intérêts de manière décomplexée et renouvelée.

C’est ici qu’on doit éviter de pousser les comparaisons trop loin avec la Grèce antique. Dans le cas de la guerre du Péloponnèse, le camp agressif était celui d’Athènes et de la démocratie, Sparte et les oligarchies étaient cantonnées dans un rôle purement défensif vis-à-vis de l’expansionnisme athénien. La période actuelle paraît à cet égard dans une symétrie inversée. Ce sont bien les oligarchies occidentales qui se comportent de manière agressive vis-vis de l’extérieur et font désormais sécession vis-à-vis même de leurs populations. Ce phénomène avait été perçu de longue date par un auteur comme Cristopher Lasch qui dès 1994 décrivait ce qu’il qualifiait de « révolte des élites et de trahison de la démocratie ». De ce point de vue, l’émergence des mouvements populistes n’apparaît que comme une réaction défensive et bien tardive face à la réaffirmation oligarchique des pays occidentaux sous l’effet de la mondialisation et de la disparition de la menace communiste.