dimanche 20 octobre 2019

Fustel de Coulanges et le miroir de l’antiquité


Cet été, j’ai eu l’opportunité de lire le fameux livre de Fustel de Coulanges La cité antique. Ce livre, écrit sous le second empire, cherche à montrer la distance infranchissable qui s’épare les mentalités du monde antique de celles de l’époque moderne. A travers cet ouvrage, l’auteur souhaite mettre un terme au culte des Anciens et à la soif d’imitation qui en résulte. Pour lui, les errements de la Révolution française trouvent notamment leurs origines dans le goût des grandiloquences « à l’antique », goût que l’on retrouve chez toutes les grandes figures révolutionnaires, notamment Robespierre, ainsi que dans l’œuvre du « père spirituel » de la Révolution : Jean-Jacques Rousseau. Pour Fustel de Coulanges, la cité antique est un monde quasi « totalitaire », où l’individu n’a aucune existence en propre et se retrouve asservi aux cultes et aux institutions de la cité. Là où le monde moderne définit la liberté comme celle du citoyen libre protégé dans ses droits, le monde antique la définit comme celle de la cité indépendante défendue par ses citoyens. La liberté des Anciens n’a donc rien à voir avec la liberté des modernes.

S’il convient de nuancer le jugement de l’auteur qui n’est pas sans charge polémique, il ne fait effectivement pas de doute qu’un immense écart sépare les mentalités antiques et modernes, notamment dans leur manière d’articuler le primat du collectif et de l’individuel. Pour autant, et sans doute contre la volonté de l’auteur, on ne peut pas s’empêcher à la lecture de l’ouvrage d’être frappé par des parallèles saisissants entre le monde antique et l’époque contemporaine. A tel point que je regrette de ne pas avoir lu ce livre avant d’écrire mon précédent article. Cela m’aurait permis d’apporter des compléments importants, l’auteur retraçant dans une perspective beaucoup plus large le cycle politique de l’antiquité. 

Pour Fustel de Coulanges, la vie politique des cités grecques et italiennes peut se résumer à une histoire en trois phases. Le premier régime que connurent les cités antiques fut celui de la royauté. Nous parlons ici d’une institution primitive à caractère religieux où le roi est à la fois chef de la cité et de la religion, une sorte de « roi-prêtre ». L’essor et l’affirmation de la royauté fut ressenti comme un joug intolérable par une part croissante de la population, particulièrement les aristocrates, ce qui entraina l’émergence d’un nouveau modèle de régime politique : l’oligarchie. L’oligarchie pouvait se targuer de s’appuyer sur une base plus large de soutiens, constituée des nobles et de leurs clients, mais en dernière analyse elle ne fonctionnait elle aussi qu’au profit d’intérêts étroits et particuliers et devait nécessairement susciter la contestation et l’émergence d’un parti populaire, partisan de l’avènement d’un régime démocratique.

L’émergence de la démocratie et l’affirmation du parti populaire sont donc en quelque sorte l’aboutissement de la montée en maturité politique du monde antique. Cela nous amène au premier parallèle avec l’époque moderne : force est de constater que de la royauté de droit divin à l’émergence de la démocratie libérale, le cycle politique de la modernité semble épouser une trajectoire très similaire à celle de la cité antique. Nous devons maintenant nous intéresser au deuxième parallèle entre l’antiquité et l’époque moderne : les conditions d’émergence et d’essor du régime démocratique.

Pour que les aristocraties se sentent contraintes de céder aux exigences du parti populaire et de la plèbe, il fallut qu’une communauté d’intérêts forte et manifeste s’impose par-delà les conflits de classe. Cette communauté d’intérêts trouva son fondement dans le culte porté à la cité et à son indépendance. Pour un citoyen antique, la gloire se confondait avec la réalisation de quelques « belles actions » pour le compte de la cité. Rien n’était plus important que la défense de la cité et de ses divinités. Dans un tel contexte, la plèbe se trouvait avantagée car elle seule pouvait fournir les soldats nécessaires à la formation d’une armée puissante et nombreuse. Si l’idéal le plus grand était d’assurer l’indépendance de la cité, une communauté d’intérêts puissante se formait entre les différentes classes et l’aristocratie se trouvait de fait redevable vis-à-vis de la plèbe. C’est ce sentiment d’appartenance commun et d’intérêts partagés qui fut la condition d’émergence et d’affirmation du régime démocratique. Inutile de dire que le culte de la nation fut l’exact pendant du culte de la cité dans l’ère moderne. Sans sentiment national fort, l’émergence de la démocratie libérale eut été impossible. L’antiquité fournit un rappel important de cette évidence.

Cela nous amène au dernier parallèle à étudier entre l’antiquité et l’époque moderne : les conditions de déclin et d’effondrement du régime démocratique. Nous devons revenir ici à la guerre du Péloponnèse. Cette guerre, sans précédent et qui toucha l’ensemble du monde grec, fut aussi bien une guerre sociale qu’une guerre entre cités. Si l’indépendance de la cité était l’idéal le plus élevé, assurer sa simple survie n’en était pas moins important. L’émergence d’entités politiques supérieures aux cités avec la formation des empires athéniens et spartiates conféra un rôle primordial aux stratégies d’alliances extérieures. Le fait de renoncer à son indépendance pour s’appuyer sur un allié puissant eut des conséquences politiques désastreuses pour les cités grecques : il mit fin à la communauté d’intérêts entre classes sociales et fit dépendre le régime politique en place des alliances passées avec l’extérieur. Sparte exigeait de ses partenaires un régime oligarchique là où Athènes exigeait un régime démocratique. La communauté d’intérêts s’exprimait désormais par classe sociale et par-delà les cités, il s’en suivit une instabilité politique chronique où chaque camp fut tenté de régler ses comptes par l’intervention d’un allié extérieur. Ce fut ce contexte qui prépara l’émergence de nouvelles entités politiques comme les empires macédoniens et romains qui surent habillement exploiter les tensions sociales au sein des cités. La fin de l’âge d’or des cités coïncida également avec la fin du régime démocratique et l’entrée en décadence politique du monde antique.

Aujourd’hui, c’est la mondialisation qui vient menacer la stabilité politique des pays développés en détruisant les communautés d’intérêts nationales et en les remplaçant par des intérêts et des affinités culturelles s’exprimant désormais par-delà les nations. Quand un hurluberlu comme Guy Verhofstadt dit que la XXIème siècle sera celui des empires, il fait là une outrance mais pointe vers une des menaces réelles de l’époque : l’affaiblissement des démocraties nationales au profit de l’émergence de blocs supranationaux oligarchiques dont l’Union Européenne est la quintessence. L’histoire de l’antiquité est à ce titre un avertissement sur le caractère fragile du régime démocratique : pour Fustel de Coulanges, l’antiquité est avant tout marquée par la victoire des oligarchies municipales sur les parties populaires, les élites en place ayant toujours un plus grand intérêt à collaborer avec des centres impériaux en émergence et à devenir des maillons de ces pouvoirs. C’est pour lui l’une des principales leçons à retenir de l’avènement de l’empire romain. A bon entendeur…