vendredi 15 février 2019

Le capitalisme à l’ère de l’intangible



J’ai récemment terminé le livre de Jonathan Haskel et Stian Westlake : Capitalism without capital, the rise of the intangible economy. Le livre explore les conséquences d’un phénomène passé relativement inaperçu ces dernières années : le basculement de plusieurs pays développés du monde des investissements tangibles à celui des investissements intangibles. De quoi parle-t-on au juste ? Dans l’imaginaire collectif, la notion d’investissement renvoie souvent à des choses très concrètes et palpables comme la construction de nouvelles infrastructures ou bâtiments, l’acquisition de terrains, de véhicules ou d’équipements en tout genre. A l’heure du capitalisme digitalisé et mondialisé, cette vision des choses est désormais largement surannée. De nouvelles catégories d’investissements se sont peu à peu imposées et représentent aujourd’hui plus de 50% des investissements réalisés dans certains pays. Il s’agit des investissements intangibles (ou incorporels). Derrière ce terme, on trouve l’ensemble des dépenses donnant naissance à des actifs n’ayant pas de substance physique mais jouant un rôle important dans la performance et la pérennité de l’entreprise, on peut notamment citer : les dépenses de Recherche et Développement, de développement informatique, de transformation organisationnelle, de formation, de publicité, d’études marketing…


Alors, où est le problème me direz-vous ? Le problème, c’est que ces investissements ont des propriétés qui diffèrent fortement des investissements corporels « classiques » et qu’ils tendent à modifier en profondeur les équilibres économiques traditionnels. Les auteurs identifient 4 grandes propriétés économiques découlant directement de leur immatérialité :
  1. Leur plus grande propension à bénéficier d’économies d’échelle croissantes et à être déployables rapidement à grande échelle : une fois un logiciel créé, il peut être installé instantanément sur un nombre quasi illimité d’ordinateurs ou de smartphones
  2. Leur caractère souvent irrécouvrable et « à fonds perdus » : là où un bâtiment ou un équipement peuvent être revendus pour eux-mêmes, un développement informatique optimisant un processus interne à une entreprise n’a aucune valeur marchande ou utilité en dehors de l’entreprise pour laquelle il a été conçu
  3. Leur tendance plus forte à s’agréger et à dégager des synergies : qu’on pense par exemple à la facilité d’intégrer de nouveaux services à une application existante
  4. Leur capacité à engendrer des externalités : par exemple, l’essor des applications pour smartphone à la suite du lancement de l'iPhone
Pour les économies développées, on peut identifier deux grandes conséquences économiques : la première est que les économies d’échelle croissantes et les synergies ont tendance à accroître le syndrome « le-gagnant-rafle-la-mise » en facilitant l’apparition de super monopoles (il suffit de penser aux GAFA). La deuxième conséquence, résultant de l’irrécouvrabilité et des externalités, est de dissuader les investissements en augmentant fortement les incertitudes et les risques associés. En d’autres termes, l’entrée dans l’ère de l’économie intangible tend à accroître fortement les enjeux dans les décisions d’investissements. Les auteurs entreprennent alors une exploration systématique des conséquences économiques et sociales probables des investissements intangibles. Si on peut partager intuitivement un certain nombre de constats que font les auteurs, il convient aussi de leur reprocher de ne pas assez étayer leur propos. Les mots « might » et « maybe » reviennent un peu trop souvent et témoignent du caractère conjectural de nombreux points étudiés dans l’ouvrage.

Parmi les sujets abordés, on trouve notamment une réflexion sur les nécessaires évolutions du rôle de l’Etat dans ce nouveau contexte. Pour les auteurs, le fait que les entreprises puissent être dissuadées d’investir justifie une montée en puissance des investissements publics, particulièrement en matière de Recherche et Développement. Curieusement, les auteurs passent ici chastement sous silence certaines conclusions de bon sens concernant le rôle de l’Etat. Si les investissements intangibles, particulièrement dans les nouvelles technologies, sont plus susceptibles de connaitre des économies d’échelle et des synergies, nous entrons alors dans l’univers des monopoles naturels et des industries dans l’enfance, des thèmes familiers à toute personne qui s’intéresse aux conditions justifiant la mise en place de mesures protectionnistes. Prenons ici un exemple concret.

En matière de nouvelles technologies, les Etats-Unis font durablement la course en tête en repoussant sans cesse la frontière technologique. Cet avantage du premier entrant a permis aux Etats-Unis d’imposer un véritable oligopole mondial, celui des GAFA. Ces entreprises, assises sur des positions dominantes dont elles ne sont plus délogeables, continuent de poursuivre leur courbe d’apprentissage en développant de nouveaux services, notamment autour du Cloud et de l’IA. Prisonnière de son dogme libre-échangiste et de son culte de la concurrence libre et non faussée, l’Europe a été incapable de construire un seul acteur pouvant rivaliser avec la high-tech américaine malgré des atouts indéniables pour y parvenir. Sans surprise, seule la Chine a été capable de faire émerger des rivaux sérieux face aux GAFA. Il ne fait pas de doute qu’avoir restreint drastiquement aux GAFA l’accès au marché chinois a été un facteur décisif dans ce résultat. Aujourd’hui, en matière de Cloud, seul Alibaba a su construire une offre pouvant rivaliser avec celles des géants américains (Amazon, Google, Microsoft, IBM…). Le même constat peut être fait aujourd’hui concernant l’Intelligence Artificielle, l’ancien patron de Google en Chine constatait récemment que le match allait se jouer entre les Etats-Unis et la Chine mais sans l’Europe.

Le secteur de la high-tech, en étant une industrie dans l’enfance et en connaissant des économies d’échelle croissantes, est un secteur qui par excellence justifie la mise en œuvre de mesures protectionnistes à l’échelle européenne ou nationale pour permettre l’émergence d’acteurs capables de se mesurer aux champions américains. Une politique volontariste de l’Etat est d’autant plus justifiée qu’il s’agit là d’un secteur sur lequel se jouera une part essentielle de l’avenir économique des pays développés. Or, force est de constater que l’Europe, par idéologie et incompétence, organise avec méthode et rigueur sa relégation en troisième division, un énième motif de désespérance pour ce continent décidément à la dérive…