dimanche 24 janvier 2016

Les robots, la mondialisation, le capital et le travail


On voit se multiplier depuis quelques années les articles s’inquiétant de la robotisation et de la menace qu’elle fait peser sur des millions d’emplois. Les machines se rapprochant toujours plus des capacités de l’homme, celui-ci risquerait à terme de devenir obsolète dans le processus de production.

Historiquement, force est de constater que ces craintes, qui sont aussi anciennes que le capitalisme lui-même, se sont révélées sans fondement. A son époque, Alfred Sauvy les dénonça sans relâche en expliquant que les gains de productivité résultant du progrès technique permettaient un transfert d’emplois vers de nouveaux secteurs et non leur destruction définitive. Bien sur, cela ne veut pas dire qu’il en sera toujours ainsi dans le futur.

Economiquement, ce qui se cache derrière ce débat est la question de l’élasticité de substitution entre le capital et le travail, c’est-à-dire la capacité à pouvoir remplacer plus ou moins facilement du travail par du capital quand l’opportunité financière se présente. S’il y a une tendance à la baisse du prix du capital (des robots de moins en moins chers par exemple) et que les possibilités de substitution ne cessent de se développer, on va ainsi assister à une augmentation du stock de capital et de sa part dans le revenu national au détriment de la rémunération du travail.

Il se trouve que c’est précisément ce qu’on constate dans les pays développés depuis de nombreuses années. Dès lors, il est tentant d’en déduire que la vague de robotisation a déjà commencé. Cela dit, comme l’ont noté bon nombre d’économistes, on s’attendrait alors à une accélération des gains de productivité or c’est précisément tout le contraire qu’on constate dans les pays développés. On peut donc probablement considérer les inquiétudes actuelles comme un peu prospectives et « futuristes ».

Le problème, c’est qu’on aurait aimé que les économistes témoignent d’autant d’esprit d’anticipation pour s’inquiéter d’un phénomène de substitution beaucoup plus évident: la substitution d’un travailleur d’un pays contre celui d’un autre pays, de préférence où le coût du travail est moins élevé. En ouvrant toujours d’avantage leurs économies, les dirigeants des pays développés ont multiplié les opportunités de substitution avec un facteur de production qui, lui, est parfaitement substituable au travailleur local.

Il est évident que cela a renforcé le pouvoir de négociation des « capitalistes » au détriment de celui des salariés au cours des dernières décennies. La mondialisation rend probablement mieux compte des phénomènes de stagnation économique et de l’évolution du rapport capital / travail que tout autre théorie.

dimanche 17 janvier 2016

Jacques Rueff et Wolfgang Schäuble : libéralisme d’hier contre libéralisme d’aujourd’hui


Wolfgang Schäuble a récemment préfacé une biographie de Jacques Rueff écrite par le journaliste Gérard Minart, ancien rédacteur en chef de La Voix du Nord. Le ministre des finances allemand voit dans l’œuvre de ce grand libéral français un modèle à suivre pour les réformes à mener en France aujourd’hui.

Pour ceux qui ne le connaitraient pas, Jacques Rueff est le père des grandes réussites françaises en matière de politique économique au XXème siècle. Son nom est indissociable de la stabilisation du franc en 1926-28, de la politique de relance et de réarmement (brillante mais trop tardive) de 1938 et enfin (mais surtout) de l’assainissement financier et monétaire de 1958 lors du retour de de Gaulle au pouvoir. Schäuble conclut sa préface en espérant que « cet ouvrage sera lu avec attention » par un grand nombre de français.

C’est ce que nous avons fait. Et le problème, c’est que si le Jacques Rueff théoricien intransigeant du libéralisme peut donner un alibi à la gestion allemande de la zone euro ces dernières années, le Jacques Rueff praticien de l’économie semble extrêmement éloigné des couleuvres que le ministre allemand voudrait nous faire avaler. On peut même se demander si ce dernier a lu le livre.

On trouve ainsi écrit sous la plume de Rueff: « Je suis sensible, autant, sinon plus que tout autre, aux conséquences sociales et humaines du drame que constitue le chômage généralisé. C’est lui qu’il faut avant tout éviter. Pour cela, il est indispensable d’en connaître les causes. Mais celles-là connues, on peut et on doit s’attacher à éviter toute baisse du niveau général des prix, qui pour le niveau de salaire existant, serait génératrice de chômage. »

Que veut-il dire ? Notamment qu’il est important de déterminer le niveau du taux de change qui est compatible avec le niveau actuel des prix et des salaires dans une économie. Si le taux est surévalué, la compétitivité prix ne pourra être rétablie qu’au prix d’une politique déflationniste qui entrainera nécessairement un chômage de masse le temps que les salaires s’alignent sur les prix. Or les salaires ont une fâcheuse tendance à résister à la baisse. L’ajustement ne peut donc qu’être long, douloureux et générateur de troubles sociaux.

Que ce soit lors du plan de stabilisation de 1926 ou de celui de 1958, Rueff n’a jamais été le partisan d’une politique déflationniste visant à réaligner les prix et les salaires sur le niveau du change, il a précisément toujours fait le contraire. On est là à front renversé par rapport à la politique imposée par l’Allemagne au reste de la zone euro. Sur ce point essentiel, Rueff est dans la pratique un anti-Schäuble.

En lisant ce livre on est également pris d’une certaine nostalgie en voyant le niveau intellectuel de la classe politique d’hier et d’avant-hier par rapport à celle d’aujourd’hui. Ainsi lorsque le président du Conseil Raymond Poincaré, avocat de formation, convoque en 1926 le jeune polytechnicien inspecteur des finances dans son bureau, lui assigne-t-il la mission de « savoir quel est, pour chaque industrie, le niveau minimum du cours des changes à partir duquel elle devrait réduire ses salaires pour conserver ses débouchés. »

On pourrait reformuler la question de Poincaré à Rueff en disant : « donnez moi le niveau des changes compatible avec la stabilisation de l'économie et le maintien de la paix sociale ». Elle est la marque d’un homme d’Etat qui a la parfaite maitrise des choix politiques à prendre, aussi compliqués fussent-ils. Il demande alors à l’expert de l’orienter dans les aspects techniques de son choix. Chacun est dans son rôle. On désespère de voir une scène comme celle-ci se reproduire avec la classe politique actuelle.