J’ai déjà consacré plusieurs billets à présenter certaines correspondances frappantes entre la vie des cités antiques et le monde politique contemporain (voir ici et là). J’avais à l’époque essentiellement appuyé mon propos sur l’histoire de la Grèce antique en délaissant assez largement celle de la Rome classique. Or, à y regarder de plus près, il me semble que l’histoire de la République romaine offre les analogies les plus frappantes avec la période actuelle et qu’il serait bon de s’en inquiéter. C’est ce que je me propose de faire dans cet article. On se concentrera surtout sur la période qui marque l’entrée en crise structurelle de la République romaine et qui s’achève par l’avènement du Principat d’Auguste. En gros, de l’assassinat de Tiberius Gracchus en 133 av J.C. jusqu’à la bataille d’Actium en 31 av J.C.
A l’origine, la Rome antique était une société de paysans
soldats aux mœurs très austères. Les romains se flattaient à bon droit de
ressembler aux spartiates. Elle était également une société très hiérarchisée
avec des tensions intra-civiques fortes et récurrentes entre patriciens et
plébéiens. Les élites romaines avaient néanmoins su maintenir la paix civile par
des concessions importantes aux revendications populaires (par exemple avec la
création des tribuns de la plèbe). Grace à cette unité relative, Rome fut en
mesure de soumettre l’ensemble de la péninsule italienne puis d’étendre sa
domination à tout le monde méditerranéen. Ces conquêtes eurent pour principal
effet de détruire l’équilibre social du monde romain en entrainant une
accumulation massive de terres, d’esclaves et de richesses dans les mains des
plus riches. En retour, la plèbe
romaine, saignée par les campagnes militaires à répétition et incapable de
concurrencer les grandes exploitations esclavagistes en plein essor, sombra
dans la prolétarisation. Elle se transforma en classe parasitaire et corrompue.
On la vit s’agglutiner dans la Ville pour monnayer son droit de vote aux politiciens
les plus offrants. La Rome des premiers siècles avait définitivement vécu.
Le point de non-retour fut atteint après la 2ème
guerre Punique et la victoire contre Hannibal (202 av J.C.). Les tensions
sociales se gonflèrent tout au long du IIème siècle av J.C. puis explosèrent.
Les partis se structurèrent bientôt en deux camps : les optimates
représentant le parti du Sénat et des élites romaines, les populares
représentant le camp des défenseurs de la souveraineté populaire. Les frères
Gracques furent les premiers à vouloir passer des réformes agraires et
politiques pour rééquilibrer le rapport de force en faveur de la plèbe. Ils
finirent impitoyablement massacrés par les défenseurs du Sénat qui, à cette
occasion, firent un double coup de force en faisant, d’une part,
tuer un tribun de la plèbe (personnage pourtant inviolable et sacré) et en
s’arrogeant, d’autre part, le droit de massacrer sans procès des
citoyens romains (ce qui était également interdit, cette innovation
institutionnelle fut appelée le « senatus consulte ultime »). A
partir de cette date, la république romaine entra dans un état de guerre civile larvée qui redégénéra avec l’affrontement entre Marius et Sylla. Sylla, chef du
camp des optimates, innova à nouveau avec le recours aux
« proscriptions », c’est-à-dire des listes de citoyens à mettre à
mort pour cause d’opposition au pouvoir en place. Au final, il fallut
l’incroyable énergie et virtuosité de Jules César pour affaiblir de manière
décisive le camp des optimates. Il devait néanmoins le payer de sa vie. La
place était désormais ouverte pour le Principat, seule forme de pouvoir
politique capable de procéder aux arbitrages sociaux nécessaires à la stabilité
de l’empire, le Sénat romain ayant montré ses déficiences et son incapacité à
dépasser ses intérêts propres.
Ici, on se bornera à constater que la période actuelle
semble « rimer » étrangement avec le cycle final de la république
romaine. La mondialisation financière dans ses effets inégalitaires fait
étonnamment penser à la dynamique économique et sociale de la république
romaine finissante. On pourrait par exemple mettre en miroir la prolétarisation
de la plèbe dans la Rome antique avec l’émergence actuelle de la classe des
« hommes inutiles » dans les pays développés (lire L’homme inutile,
une économie politique du populisme de Pierre-Noël Giraud). De même, la
polarisation entre « populistes » et
« mondialistes » n’est pas sans rappeler l’opposition entre
« populares » et « optimates ». Mais ce n’est pas là
l’essentiel. Il est une dimension où l’analogie devient beaucoup plus
troublante : l’idéologie des élites.
Le fait décisif et marquant de la république romaine finissante
est l’intransigeance des élites romaines face aux revendications au demeurant parfaitement
légitimes du camp populaire, intransigeance pourtant en contradiction avec la
tradition de pragmatisme politique de ces élites. Comment expliquer ce glissement
sectaire ? Au-delà de la défense résolue d’intérêts bien compris, il
semble que la raison est à chercher dans la radicalisation idéologique des
élites. Ce point est particulièrement bien exposé par Claudia Moatti dans son excellent
ouvrage Res publica, Histoire romaine de la chose publique. C’est au IIème
siècle av J.C. que s’affirma très fortement au sein des élites romaines une
vision totalement idéalisée et unanimiste de la Res publica (la chose
publique). Dans cette idéologie, l’ordre institutionnel existant se trouva mythifié
dans une conception oligarchique et immuable. Dès lors toute forme d’opposition
à la domination des élites fut considérée comme un outrage à la Res publica,
outrage justifiant une vengeance sacrée sous la forme d’un crescendo de
violences contre les contestations populaires. De fait, tout projet sérieux de
réforme devint impossible. Le paradoxe le plus frappant est qu’au nom de la
protection d’une conception abstraite des institutions, les élites romaines les
bafouèrent complètement en pratique et furent les premières responsables de
leur chute.
C’est bien sur ce point que le parallèle nous semble le plus
inquiétant avec la période contemporaine. La divinisation actuelle de « l’état
de droit » semble avoir pour fonction idéologique de mettre toute chose
hors du débat et des enjeux démocratiques, derrière une description empesée de
la « démocratie », au rebours du sens même du mot. Cette idéologie d’un
droit immuable sert aujourd’hui à justifier un statu quo favorable aux élites
et l’absence de prise en compte des aspirations populaires (nous avions déjà consacré un article sur le sujet). Si l’histoire romaine ne doit nous enseigner
qu’une chose, c’est qu’entre une force irrésistible et un objet inamovible
quelque chose doit nécessairement céder… et céder avec fracas… Il est plus que
temps que ceux qui nous gouvernent redécouvrent les bienfaits de l’altérité des
points de vue et du compromis, qui est, à dire vrai, l’essence même du politique.