vendredi 10 juin 2016

Sur la fable « les gens gagnent ce qu’ils valent »


L’actualité récente a été ponctuée de petites phrases et affaires qui remettent sur le devant de la scène la question épineuse de la proportionnalité entre la rémunération reçue et la valeur réelle du travail accompli. Pour beaucoup de gens, il n’y a pas de question à se poser : si le mécanisme d’allocation impersonnel qu’est le marché m’attribue une rémunération x pour un travail y, c’est bien que je les vaux. C’est par mes qualités et mes qualifications que je suis en mesure de réaliser un travail hautement valorisé par le marché et rémunéré en conséquent. On ne peut que comprendre les gens qui font ce raisonnement, à la fois flatteur et rassurant (enfin… quand on est en haut de l’échelle bien sûr…).

Malheureusement, les choses ne sont pas si simples. Robert Solow, le prix nobel d’économie, avait publié l’an dernier un article sur le sujet qui me semblait mettre dans le mille. En ce qui concerne, l’allocation des revenus par le marché, on distingue généralement deux revenus : celui du travail et celui du capital. Il faudrait en fait ajouter une 3ème catégorie : les revenus additionnels issus des rentes de situation. Et oui… dans le monde réel, les situations de concurrence pure et parfaite ne sont qu’une douce illusion. Il existe en effet de nombreuses formes par lesquelles les entreprises sont légèrement ou fortement protégées de la concurrence. Ces positions particulières sur le marché sont génératrices de revenus supplémentaires pour les entreprises qui en bénéficient. Il s’agit là de rentes de situation.

Ces rentes sont-elles importantes ? Solow les estime comprises entre 10 et 30% du PIB, ce qui est énorme. Le partage de ces rentes est déterminé par les rapports de force entre les différents groupes sociaux (les actionnaires, les salariés mais également les grands dirigeants), or il ne fait pas de doute que le pouvoir de négociation des salariés s’est considérablement dégradé dans l’ensemble des pays développés ces dernières décennies. Les rentes, autrefois équitablement partagées entre les différents groupes sociaux, se retrouvent aujourd’hui accaparées de façon disproportionnée par des petits groupes d’intérêts solidement constitués (les grands dirigeants par exemple).

Ce n’est pas tout. Les rentes sont le fruit d’un pouvoir de marché, or des activités de lobbying bien conçues peuvent permettre à des entreprises de substantiellement augmenter ce pouvoir et le poids des rentes dans l’économie. En effet, il n’existe pas de marchés ex-nihilo. Ils sont le produit d’un ensemble de règles institutionnelles définies par l’Etat. Les marchés sont donc des créatures hautement politiques. Touchez à ces règles et les mécanismes distributifs seront profondément modifiés. Dans son dernier livre, Robert Reich distingue cinq grands domaines institutionnels qui sont déterminants dans le fonctionnement des marchés (les lois sur la propriété, le monopole, les contrats, la faillite et enfin les moyens de contrôle de la bonne application des règles). Les grandes entreprises et leurs lobbyistes sont aujourd'hui passés maîtres dans l’art d’obtenir sur ces points des législations avantageuses.

Il est ainsi piquant que ce soit au pays de l’ultra-libéralisme et du libre-échange triomphant que les inquiétudes les plus fortes s’expriment sur l’évolution des rentes dégagées par les grandes entreprises, jusqu’à en inquiéter les experts de la maison blanche. Il semble clair que des pouvoirs de marché excessifs ont été acquis dans de nombreux secteurs Outre-Atlantique (finance, télécommunications, secteur pharmaceutique…). Dean Baker faisait ainsi récemment valoir que les règles excessivement généreuses obtenues par l’industrie pharmaceutique en matière de brevet étaient l’équivalent d’un droit de douane de... 10 000%...

Bref, avant de se dire que l’on mérite sa rémunération, il est toujours bon de se demander où est-ce que l’on se trouve dans la pyramide des rentes de situation !