samedi 12 mars 2016

Une brève histoire des rapports sociaux en France depuis les années 70 (ou comment passer d’un excès à l’autre sans régler les problèmes)


Alors que le débat sur la loi El Khomri fait rage, il m’a semblé opportun de rappeler quelques chapitres importants de notre histoire économique et sociale récente, que certains semblent oublier un peu vite.

Les années 60 sont caractérisées par le compromis keynésien : dans le cadre d’une économie bouillonnante et en plein emploi, les salaires réels progressent au même rythme que les gains de productivité. Si la progression des salaires s’emballe un peu, les chefs d’entreprise défendent astucieusement leurs marges en augmentant les prix. Le coût de ce compromis est un taux d’inflation relativement élevé qui rend parfois nécessaires des dévaluations pour maintenir la compétitivité. Cela étant dit, de 1959 à 1969, la France parvient à éviter toute dévaluation sous la main ferme de De Gaulle, conseillé en la matière par Jacques Rueff.

Les choses vont sérieusement se gâter au cours des années 70. Dans la continuité de l’émancipation sociale de mai 68, les salariés commencent à devenir plus « gourmands », précisément au moment où le contexte économique mondial change spectaculairement : le quadruplement des prix du pétrole ampute substantiellement le pouvoir d’achat du pays et la contrainte extérieure pèse de plus en plus sous l’effet de l’ouverture croissante de l’économie et de l’apparition des premiers pays atelier d’Asie du Sud-Est. Ce contexte est substantiellement aggravé par les politiques inflationnistes menées par les gouvernements de droite qui se succèdent de Chaban à Chirac (on rappellera au passage que Chaban était conseillé à l’époque par Jacques Delors qui se convertira en champion de la lutte anti-inflation sous Mitterrand, incarnant ainsi parfaitement le passage de l’excès keynésien à l’excès néo-libéral).

Au cours de ces années, la mécanique keynésienne dérape : l’inflation s’envole, le chômage apparaît, les dévaluations se succèdent et la part des profits dans la valeur ajoutée s’érode de manière non négligeable. C’est également dans cette période que s’encre le complexe des élites françaises par rapport au bon élève allemand dont les traditions de négociation collective lui permettent de maintenir un taux d’inflation plus faible qu’ailleurs (Ce complexe coutera cher au pays par la suite). Il faudra attendre l’arrivée de Raymond Barre pour voir un gouvernement tenter d’adapter l’économie française à ce contexte nouveau. Cette tache sera malheureusement compliquée par l’arrivée du 2ème choc pétrolier.

Au début des années 80, les socialistes tentent une dernière fois et sans succès de rallumer le moteur keynésien avant d’inverser radicalement leur politique et de quelle manière : tel un pilote incompétent qui panique en constatant que l’avion monte trop vite et trop haut, le gouvernement socialiste coupe les moteurs, braque le manche et sort les aérofreins (désindexation des salaires sur les prix, politique du franc fort et dérégulation financière). Le retournement est spectaculaire et se traduit par une chute brutale de la part des salaires dans la valeur ajoutée (voir graphique). On aurait pu s’attendre à ce qu’un tel pilote soit privé de licence après avoir infligé de pareilles turbulences aux passagers mais pas du tout… Les français sont toujours prompts à accorder une 2ème chance, voire une 3ème ou une 4ème…


Dans le même temps, les entreprises se recréent progressivement des marges de flexibilité importantes en recourant massivement à l’externalisation, aux CDD et à l’intérim. La part des salaires dans la valeur ajoutée va poursuivre sa lente glissade tout au long des années 90 et 2000, alors que les salaires des grands dirigeants, eux, ne cessent de s’envoler. Les gouvernements font leur possible pour donner des coups de pouce supplémentaires aux entreprises en supprimant les charges sur les bas salaires et en subventionnant les embauches de chômeurs en longue durée. L’Europe n’est pas en reste avec sa judicieuse directive sur les travailleurs détachés qui permet de faire venir des travailleurs étrangers payés au salaire français mais en conservant les charges sociales de leur pays d’origine.

Mais voilà, la déesse Globalisation et le dieu Euro sont très exigeants et demandent bien d’avantage de sacrifices pour que la France retrouve sa compétitivité perdue. La part des salaires progressent à nouveau sous l'effet de la crise de 2008 (baisse des profits) or les élites des pays développés ne savent proposer le plein emploi qu’à coup de salaires à quelques centaines d’euro et de destruction méthodique du système social... On ne saurait souligner à quel point les problèmes de la France ne seront résolus par les quelques mesures de flexibilité contenues dans le texte sur la loi du travail (dont certaines ne seraient pas malvenues si le contexte général était différent mais pour appuyer sur l’accélérateur de l’offre encore faut-il que l’autoroute de la demande soit dégagée ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui).