dimanche 10 décembre 2017

Le progrès technique et l’avenir de la croissance économique


J’avais déjà consacré un article sur la peur, largement exagérée à mon goût, du grand remplacement des travailleurs par les robots et l’intelligence artificielle. Cette angoisse trouve son fondement dans une image d’Epinal allègrement propagée par l’époque : nous serions dans l’ère de la « nouvelle économie » où tout peut être digitalisé et automatisé. L’humanité vivrait désormais dans l’attente de la « singularité technologique », cet instant où la montée en puissance de l’intelligence artificielle entrainera une réaction en chaine d’innovation et de croissance économique auto-entretenue par les robots eux-mêmes. L’homme deviendra alors totalement obsolète dans le processus de production. A cet égard, des films comme Terminator et Matrix peuvent être perçus comme de belles allégories de cette peur millénariste. Certains esprits grincheux ont néanmoins pointé du doigt une faille de taille dans ce récit : loin de vivre dans une époque de transformation radicale et d’innovation technologique exponentielle, tous les signes semblent précisément indiquer le contraire. Nous vivons dans une époque marquée du sceau de la stagnation.

C’est sans doute Robert Gordon (auteur que l’on avait déjà présenté sur ce blog) qui a le mieux présenté les faits relativisant la vision d’une innovation technologique exponentielle. L’auteur note tout d’abord que la révolution des technologies de l’information que nous connaissons aujourd’hui est la 3ème révolution industrielle. La première se déroula de 1750 à 1830 et concerna la machine à vapeur, le textile, l’acier et les chemins de fer. La 2ème se déroula de 1870 à 1900 : elle concerna des domaines aussi variés que l’électricité, le moteur à explosion, l’eau courante, le tout-à-l’égout, la chimie, les hydrocarbures, les moyens de communication et les divertissements. Elle continua de produire ses effets dans la 2ème moitié du XXème siècle avec l’avion à réaction, l’air conditionné et les autoroutes. Elle fut de très loin la plus importante et la plus « transformante » pour l’humanité. C’est elle qui engendra les gains de productivité les plus élevés (voir graphique). En comparaison, la 3ème révolution industrielle que nous connaissons aujourd’hui fait pale figure. Commencée dans les années 60 avec les ordinateurs, elle s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui avec internet et les smartphones. Elle n’a engendré que des gains de productivité assez faibles malgré une brève accélération entre 1996 et 2005.


Remise dans une perspective historique, la révolution des nouvelles technologies apparaît d’une ampleur très limitée quand on la compare aux révolutions précédentes. De surcroit, nombre de ses gains en matière de simplification des taches sont méconnus mais ont d’ores-et-déjà eu lieu (traitement de texte, feuilles de calcul automatisées, partage d’informations dans les entreprises, autonomie accrue des clients…). L’essor de l’e-commerce, s’il perturbe incontestablement les modèles de distribution traditionnels, n’en demeure pas moins un phénomène relativement mineur quand on le compare à l’avènement de l’électricité ou du moteur à explosion. Une étude récente de Robert Atkinson vient d’ailleurs de briser un nouveau mythe à l’heure où les gens s’inquiètent de l’ubérisation de l’économie et des risques qu’elle fait courir au marché du travail : l’effet de destruction créatrice et de déversement intersectoriel des emplois n’a jamais été aussi faible depuis 1850 (voir graphique) ! C’est là l’illustration d’une économie stagnante et non d’une économie en plein bouleversement. Les acteurs des révolutions industrielles précédentes avaient été les témoins de bouleversements dans les marchés du travail autrement plus spectaculaires qu’aujourd’hui (il suffit pour cela de se rappeler le déracinement tragique qu’a représenté pour des millions de travailleurs le passage des campagnes à la ville lors de l’exode rural).



Rien n’indique bien sûr que les choses en resteront là mais force est de constater que la 3ème révolution industrielle a été jusqu’à présent assez décevante. D’autres facteurs amènent en outre à s’interroger sur les perspectives de croissance dans les pays développés. Les tendances démographiques tout d’abord: la baisse des populations en réduisant les besoins en investissements, composante essentielle du dynamisme économique, laisse présager une croissance et des gains de productivité moins importants que par le passé. Le vieillissement de la population suggère également un moindre dynamisme économique, l’âge s’accompagnant souvent d’un désir de plus grande stabilité et tranquillité. Il convient enfin d’ajouter comme facteur de stagnation le plafond éducatif atteint depuis plusieurs décennies dans les pays développés : la part des classes d’âge accédant à l’éducation supérieure semble maintenant relativement stabilisée. Le tableau qui se dessine est celui de sociétés où les risques de sclérose semblent plus importants qu’un boom de l’innovation et de la croissance.

Dans une perspective de long terme, on peut d’ailleurs se demander si les pays développés ne sont pas victimes des rendements décroissants de la recherche scientifique. Apparaissant sous sa forme moderne au XVIIème siècle avec Newton, elle a connu un essor spectaculaire dans tous les domaines au XIXème siècle pour culminer au début du XXème siècle avec la théorie de la relativité générale et la mécanique quantique. Il est frappant de noter que la science physique n’a pas aujourd’hui dépassé ces deux paradigmes dont le plus récent va bientôt fêter ses 100 ans. On a un peu l’impression que la méthode scientifique (observation – mathématisation – prédiction – vérification), après avoir eu de très hauts rendements grâce à des découvertes aux retombées initialement spectaculaires, est entrée dans un âge de faibles rendements où les nouvelles découvertes viennent compléter les paradigmes existants plutôt que de les révolutionner. Qui sait ? Peut-être l’humanité n’est-elle pas encore redescendue d’un optimisme excessif en matière de progrès scientifique et d’innovation technologique.

lundi 20 novembre 2017

Les prétentions excessives du capital à travers les âges


Cet été, j’ai eu l’opportunité de lire le très bon livre de William H. Goetzmann Money Changes Everything. C'est une histoire de la Finance, de ses origines en Mésopotamie ancienne jusqu’à nos jours. Le pari est réussi, même si on peut reprocher à l’auteur une vision excessivement positive et optimiste de son sujet. Le livre répond notamment à une question que je me posais depuis très longtemps : « Mais qui diable a eu un jour l’idée d’inventer les intérêts composés ?? » Pour rappel, en finance, on parle d’intérêts composés « lorsque les intérêts de chaque période sont incorporés au capital pour l'augmenter progressivement et porter intérêts à leur tour ». La formule des intérêts composés est essentielle en Finance puisque c’est elle qui gouverne la rémunération des prêteurs.

Goetzmann nous apprend que nous devons cette « innovation » financière aux sumériens. La formule des intérêts composés aurait ( ?) comme origine la métaphore du rythme d’évolution d’un troupeau : la 1ère génération va engendrer x rejetons qui vont eux-mêmes se démultiplier sur le modèle 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256 et ainsi de suite... On a donc une image qui renvoie à une évolution géométrique, c’est-à-dire exponentielle, d’une valeur de départ. L’auteur s’extasie alors sur la très grande intelligence mathématique des financiers sumériens… Curieusement, il ne semble pas trouver que cette formule est particulièrement avantageuse pour les apporteurs de capitaux qui calculent leur rémunération sur cette base… On doit ici introduire l’œuvre de Malthus.

Dans son Essai sur le Principe de population (1798), Malthus montre qui si le rythme de reproduction d’une population donnée suit une logique géométrique le rythme de croissance des ressources nécessaires à son entretien suit, lui, une croissance arithmétique (1, 2, 3, 4, 5…). Il doit nécessairement en résulter des cycles de disette et de famine pour que l’équilibre entre population et ressources soit restauré. Si cette contrainte matérielle s’applique aux populations humaines, elle s’applique tout aussi bien aux troupeaux d’animaux qui les nourrissent. Or la contrainte malthusienne est en gros la réalité que l’humanité a connue du néolithique jusqu’à la révolution industrielle. On notera au passage que Malthus, en bon économiste, a dévéloppé une théorie qui s’appliquait parfaitement pour les temps passés mais qui n’était plus du tout valable pour l’époque où il vécut, la révolution agricole étant déjà largement engagée.

Dans le contexte d’une économie malthusienne stagnante et malgré l’existence de belles opportunités de profit, la métaphore du rythme d’évolution d’un troupeau, avec son caractère « explosif », apparaît comme excessive et très avantageuse pour le prêteur qui s’en inspire pour calculer sa rémunération. Sans surprise, l’histoire de la finance en Mésopotamie ancienne fait d’ailleurs froid dans le dos : les paysans réduits à souscrire des prêts usuraires en période de mauvaise récolte, les expropriations d’emprunteurs surendettés et l’esclavage pour dette semblent avoir été monnaie courante. On trouve aussi à l’époque mésopotamienne des cas de souverains s’offrant une popularité à peu de frais (enfin… pas pour les prêteurs…) en déclarant une amnistie générale sur les dettes. En contemplant l’histoire de Sumer, on serait tenté de dire que le ver était dans le fruit de la finance dès les origines. Il est fréquent aujourd’hui de moquer les interdits des grandes religions vis-à-vis de l’usure et du prêt à intérêt. C’est ne pas voir que ces religions portaient en elles la mémoire des abus terribles que le prêt à intérêt avait pu engendrer.

Mais que dire pour la période contemporaine ? On se tournera ici vers l’ouvrage de Thomas Piketty Le capital au XXIème siècle où il constate empiriquement que le rendement moyen du capital dans les pays développés est structurellement supérieur aux taux de croissance de l’économie. Il en résulte une augmentation et une concentration toujours plus grande du capital. Selon Piketty, seules les guerres, par les destructions massives de capitaux qu’elles ont engendrées, ont pu stopper ce processus. Ici, il est important de noter que la théorie économique prédit que la chose est peu plausible : si le ratio K/L (capital sur travail) ne cesse d’augmenter alors doit se matérialiser l’effet des rendements décroissants sur la rémunération du capital (une nouvelle fois, Merci Malthus !) : si, toutes choses étant égales par ailleurs, l’un des facteurs de production croit plus vite qu’un autre, le rendement du facteur le plus abondant doit diminuer et entrainer une baisse de sa rémunération unitaire. Si les travaux de Piketty sont corrects, le capital semble donc échapper aux lois de la gravité économique.

Comment la chose est-elle possible ? On ne prétendra pas ici apporter de réponse ferme et définitive mais on rappellera qu’on trouve souvent à l’origine des épisodes historiques où les lois de l’économie ont été défiées des causes politiques et institutionnelles qui échappent souvent au regard des économistes. On donnera ainsi l’exemple du contraste entre les conséquences économiques de la grande peste de 1348 en Europe et en Egypte : la disparition d’une part importante de la population emportée par la peste correspond à une augmentation brutale du ratio K/L. La théorie économique prédira que la grande peste, en détruisant le stock de main d’œuvre, doit entrainer une hausse du salaire réel. Cette amélioration du sort des travailleurs doit en retour se traduire par un boom démographique dans un contexte d’économie malthusienne. C’est précisément ce qu’on a observé en Europe. En Egypte, au contraire, on ne constata aucune hausse du salaire réel et aucun rebond démographique. Ce contraste s’explique par un contexte institutionnel en Egypte qui permet à la classe des propriétaires d’imposer aux travailleurs des conditions qu’ils n’accepteraient pas de leur plein gré si le choix leur en était laissé. C’est tout simplement la matérialisation d’un pouvoir de contrainte. Si les travaux de Piketty sont corrects, c’est sans doute dans cet univers des possibles que doit être cherchée l’explication d’un rendement du capital toujours supérieur au taux de croissance économique.

vendredi 10 novembre 2017

Le microcrédit comme miroir des illusions contemporaines



Je viens de lire (avec beaucoup de retard) l’excellent livre de Ha-Joon Chang 23 things they don’t tell you about capitalism. L’auteur s’applique avec beaucoup de talent à détruire les grands mythes du capitalisme contemporain, on ne saurait trop en recommander la lecture. Le chapitre consacré au microcrédit m’a particulièrement intéressé, notamment parce qu’il m’a permis de replonger dans un sujet qui m’avait beaucoup intéressé quand j’étais étudiant. Plus important encore, il m’a permis de mesurer rétrospectivement toute ma naïveté sur le sujet. Pendant très longtemps, le microcrédit a été présenté comme un outil puissant pour résoudre les problèmes de pauvreté dans les pays en développement. Avec le recul, je réalise le point auquel le succès médiatique qu’il a rencontré s’appuyait avant tout sur son adéquation avec les préjugés néolibéraux les plus caricaturaux.

Le postulat du microcrédit est simple : les pays en développement sont richement dotés en personnes à fortes capacités entrepreneuriales. La part des personnes « self-employed » dans ces pays est infiniment plus forte que dans les pays développés, y compris dans le secteur non-agricole. Les entrepreneurs dans les pays en développement doivent en outre souvent affronter des conditions beaucoup plus dures et hostiles que leurs coreligionnaires dans les pays développés. Malgré leur faible développement, les pays émergents sont donc de vrais viviers d’énergie entrepreneuriale, bien plus que les pays développés. Donnez à ces entrepreneurs les moyens de développer leur activité grâce à des prêts de faibles montants et à taux raisonnables et vous verrez alors l’économie dans son ensemble monter en puissance et se développer. Les pays en développement allaient donc sortir de la pauvreté grâce à un cercle vertueux porté par l’entreprenariat et la finance. C’était bien sur trop beau pour être vrai. Comme l’a écrit David Roodman, l’un des meilleurs spécialistes du sujet, "On current evidence, the best estimate of the average impact of microcredit on the poverty of clients is zero".

Pourquoi le microcrédit ne marche-t-il pas ? Les causes sont nombreuses et donnent une impression de déjà-vu quand on connait les maux de la finance contemporaine. Tout d’abord, les institutions de microcrédit ne sont capables d’offrir des taux raisonnables que quand elles sont puissamment subventionnées par des Etats ou des grands donateurs internationaux. Quand ces subsides viennent à baisser les taux remontent rapidement à des niveaux totalement usuriers. Ces institutions ayant pour mission d’allouer des crédits, elles sont également très douées pour créer… des bulles ! Les cas sont nombreux où un excès de crédit a entrainé un afflux continuel de nouveaux entrants se traduisant par un effondrement des prix et des revenus avec à la clé des défauts en série. Pour un entrepreneur pauvre, engager son énergie et ses biens dans une activité destinée à péricliter à brève échéance peut avoir des conséquences désastreuses. Non content de ne pas avoir tenu ses promesses dans les petits projets d’investissement qu’il a financés, le microcrédit s’est en outre beaucoup développé dans le crédit à la consommation, crédit improductif par excellence, trahissant ici clairement sa mission originelle. Si le microcrédit peut revendiquer quelques belles success stories, il doit également être confronté aux histoires affreuses et tragiques qu’il a engendrées. 

Le problème du microcrédit vient précisément du fait que la surface des activités qu’il peut financer est souvent très étroite et renvoie à des Business très simples. Ha-Joon Chang donne ainsi l’exemple d’un paysan qui souscrit un micro-prêt pour acheter une vache et vendre son lait. Si des micro-prêts de même nature sont accordés à de nombreux paysans, le prix du lait va chuter. Le seul espoir pour le paysan sera alors d’essayer de se diversifier par exemple en vendant son lait à l’exportation ou en le transformant en beurre ou en fromage. Mais une telle capacité à évoluer dans la chaine de valeur est pratiquement impossible pour des entrepreneurs pauvres. Cela demanderait un capital, des infrastructures, des capacités organisationnelles et une combinaison de savoir-faire qui leur sont hors-de-portée et qui renvoient en fait aux causes profondes du sous-développement. Causes qui ne sont absolument pas prises en compte dans la vision simpliste du microcrédit. Le microcrédit, en combinant les clichés de l’entrepreneur héroïque et de la finance utile, n’en a pas moins réussi à mobiliser des sommes d’argent, d’énergie et de bonne volonté considérables qui auraient sans aucun doute pu être beaucoup mieux utilisées.

En conclusion, on soulignera d’ailleurs que le mythe de l’entreprenariat-qui-va-résoudre-tous-les-problèmes a encore de beaux jours devant lui comme en témoigne le volontarisme un peu bébête d’Emmanuel Macron avec sa « Start-up Nation » et son culte des entrepreneurs. Il ne faudra sans doute pas être surpris si les résultats ne sont pas rendez-vous.

dimanche 14 mai 2017

Les hommes contre les choses : le pari qu’Emmanuel Macron ne gagnera pas


Le moment dans lequel nous entrons est décidemment paradoxal: la performance désastreuse de Marine Le Pen lors du débat du 3 mai, particulièrement sur la question de l’euro, accrédite l’idée que la question de la fin de la monnaie unique est désormais close dans le débat public. On sent courir chez les éditorialistes un vent d’optimisme comme si une page se tournait et que le débat européen allait désormais pouvoir avancer dans la bonne direction. La récente interview de Wolfgang Schaüble dans Der Spiegel a ainsi été largement perçue comme un signal positif et constructif envoyé à Emmanuel Macron. L’ampleur des faux-semblants et des quiproquos qu’engendre cet état d’euphorie a contraint certains commentateurs (comme Edward Harrison) à faire une mise au point sur les propos tenus par Schaüble : « This interview is being widely quoted in the English-language press without benefit of a translation. Having read the article, I would say there is nothing extraordinary in his commentary. None of his positions have changed. ».

Cela nous amène à la récente tribune de Yanis Varoufakis et sa dénonciation du pari faustien que le nouveau président français est sur le point de faire et qui déterminera sa présidence. Car sous couvert de dynamiser et moderniser le pays, la politique que s’apprête à mener Emmanuel Macron consiste avant tout à donner des gages significatifs à Berlin pour convaincre les allemands d’avancer vers une fédéralisation de l’euro. Selon Varoufakis, le président français est parfaitement conscient de la casse sociale qui va en résulter mais considère ce préalable comme nécessaire pour obtenir des concessions allemandes. Pour Varoufakis, Macron va « se casser les dents » car, la cause est entendue, « Berlin ne lui donnera rien ». Le volontarisme modernisateur de Macron dissimule en fait une politique consciente de capitulation sans contreparties dans l’espoir de provoquer une réaction généreuse de l’Allemagne. Il s’agit là d’une stratégie de négociation surprenante et paradoxale que l’on pourrait résumer en quatre mots : la stratégie du fayot.

Pourquoi cette stratégie n’a-t-elle aucune chance de réussir ? On aurait beau jeu de rappeler qu’une capitulation d’entrée de jeu augure généralement mal de la suite pour le camp qui capitule mais ce n’est pas là l’essentiel. Parmi les innombrables problèmes du fédéralisme européen, il y a notamment le problème du budget fédéral : pour que le fédéralisme existe, il faudrait que l’Allemagne (la zone riche et bien portante) accepte des transferts substantiels vers les autres pays de la zone (les zones pauvres et en difficultés économiques). Or l’Allemagne est un pays en voie de vieillissement accéléré et en déclin démographique rapide. On peut un peu comparer le comportement collectif des allemands à celui d’un épargnant rigoureux qui veut s’assurer des rentes confortables pour sa retraite. Pour ce faire, il doit accumuler un maximum de créances vis-à-vis de l’extérieur et éviter toute dépense inutile. C’est précisément ce que font les allemands. On voit mal comment ils pourraient accepter la mise en place de transferts substantiels qui se feraient à leur détriment.

La tribune de Varoufakis met en lumière deux aspects intellectuels et moraux du nouveau président : sa naïveté et son cynisme. On peut se demander si ce ne sont pas d’ailleurs là les deux principaux ressorts du vote Macron. Au terme d’une campagne présidentielle lunaire où la forme l’aura emporté sur le fond s’impose un candidat qui reflète les illusions et le cynisme de classes sociales ayant investi tout leur capital émotionnel et culturel dans une construction européenne aujourd’hui dans une impasse. Il est à parier que l’ombre de l’euro planera sur toute cette présidence qui, in fine, se terminera par un échec. Mais voilà, comme disait Madame du Barry devant la guillotine : « Encore une petite minute, Monsieur le bourreau ».

vendredi 17 mars 2017

L’Eglise et le libéralisme


Faisant suite au post précédent, nous souhaitons approfondir la question du rapport de l’Eglise au libéralisme. Cette question est d’importance pour comprendre d’ « où » parle l’Eglise quand elle formule ses critiques sur le fonctionnement d’un certain capitalisme. L’argumentation de l’Eglise n’aura en effet pas le même poids si sa doctrine ne fait que refléter des arguments d’autorité non fondés dans les réalités économiques et sociales ou si, comme c’est le cas, la critique que l’Eglise formule vis-à-vis des « faux dogmes du libéralisme » (Quadragesimo Anno) s’appuie sur une connaissance profonde de cette doctrine dont elle incarne en fait un certain courant. On soulignera d’ailleurs que, loin d’écrire leurs encycliques dans une tour d’ivoire, les papes ont pour coutume de mener d’importantes consultations auprès de la société civile et d’impliquer tout l’appareil intellectuel de l’Eglise et de ses congrégations (ordre des jésuites…).

La doctrine libérale la plus couramment admise et que l’on apprend dans toutes les facs et écoles de commerce trouve son fondement dans la métaphore de la main invisible d’Adam Smith : le marché, par le mécanisme des prix, permet d’aboutir à l’intérêt général alors que chaque acteur économique poursuit égoïstement son intérêt particulier. Bernard de Mandeville développera avant La Richesse des Nations (1776) une version plus provocante de ce paradoxe piquant avec sa Fable des abeilles (1714) où le vice est présenté comme participant à l’intérêt général. On notera au passage qu’Adam Smith ne goûtait guère cette apologie du vice de Mandeville et on ne lui fera pas l’injure de réduire son œuvre à la seule main invisible, idée qui est loin d’épuiser sa réflexion sur le capitalisme. Malheureusement, c’est cette idée qui passa à la postérité. Pris dans cette optique, les comportements moraux des acteurs économiques sont totalement indifférents, seules comptent le respect des règles de bon fonctionnement du marché. Dans la 2ème moitié du XIXème siècle, l’école néoclassique se donnera pour principale mission de spécifier ses règles avec sa théorie de la concurrence pure et parfaite. Le néolibéralisme contemporain n’est rien d’autre que la mise en pratique sans aucune réserve de cette philosophie.

L’Eglise a une connaissance précise de cette doctrine mais il ne lui viendrait pas un instant à l’idée de céder à cet optimisme naïf si répandu à l’époque des Lumières. Si elle est trop consciente de la dimension pratique irremplaçable du marché, sa connaissance profonde des sociétés humaines l’amène à avoir une intuition forte des innombrables (pour ne pas dire infinies) imperfections de marché que l’homme ne cesse volontairement et involontairement de créer. Ces imperfections se traduisent par un pouvoir de marché qui, s’il est exploité avec un total cynisme par les agents économiques, ne peut qu’aboutir aux pires excès et abus. Pour l’Eglise, le libéralisme, pris dans cette version doctrinale, ne conduit qu’à une déresponsabilisation morale des individus. Pire, en leur donnant une absolution de principe, il les encourage précisément au cynisme le plus absolu puisqu’il ne saurait y avoir de « crime » économique. L’idéologie libérale prépare ainsi l’avènement de la loi du plus fort. Un auteur aussi libéral qu’Adam Smith ne s’y trompait pas alors qu’il parlait des capitalistes : « classe de gens dont l'intérêt ne saurait jamais être le même que l'intérêt de la société, qui ont en général intérêt à tromper le public et même à le surcharger, et qui en conséquence ont déjà fait l'un ou l'autre en beaucoup d'occasions ».

Dans le monde contemporain, l’une des traductions les plus visibles de ce libéralisme amoral est le phénomène du « juridisme » que l’on observe dans tous les pays occidentaux : la survalorisation du droit au détriment de la morale la plus élémentaire. Tant que je respecte la légalité, peu importe la moralité de mes actions. A ce jeu, les élites sont évidemment les mieux équipées et les plus douées : respecter la lettre en trahissant l’esprit des lois ou tout simplement réécrire les lois en fonction de leurs besoins (ce qui est tout de même plus commode…).

Outre cette critique lucide sur l’amoralité du libéralisme doctrinaire, il est un autre aspect du capitalisme sur lequel l’Eglise se montre d’un réalisme brutal: l’antagonisme toujours latent entre les intérêts du capital et du travail. Contre toute attente, elle rencontre ici le marxisme en évitant cependant de tomber dans la logique de la lutte des classes. La maximisation du taux de profit ne peut se faire que par une pression constante sur les salaires. Dans le contexte du XIXème siècle finissant, la notion de juste salaire définie par l’Eglise cherche avant tout à mettre les capitalistes devant leur responsabilité morale : un ordre économique qui ne permettrait pas la reproduction de la force de travail (pour reprendre une terminologie marxiste) est contraire au bon sens et à la justice, prise comme conformité à l’ordre naturel, c’est-à-dire voulu par le Créateur.

En conclusion, on doit bien reconnaître que la Doctrine Sociale de l’Eglise est d’un réalisme qui force l’admiration et qu’elle peut de ce fait être considérée comme un monument de la pensée économique. Elle milite pour un libéralisme pratique dans lequel les acteurs du jeu social (employés, employeurs, Etat) sont mis devant leur responsabilité en tant que contributeurs au bien commun. Sa doctrine est avant tout un guide à l'action juste pour tous, chacun à son niveau et, certes, dans la seule mesure de leur bonne volonté. C’est parce que la justice n’est pas une mathématique du marché que l’Eglise place tous les individus devant leur responsabilité sociale. N’accordant une confiance naïve à aucun acteur d’une humanité pécheresse, elle milite depuis toujours en faveur d'un arbitrage subsidiaire de l’Etat... Principe de subsidiarité ô combien libéral au sens modeste et pratique : la prudence conseille la retenue et la concertation mais aussi, en cas de besoin, le transfert d’un litige à la partie la mieux à même d’en juger. Or qui mieux que l’Etat peut incarner l’intérêt général ?

vendredi 10 mars 2017

Fillon et la droite « catho » : quand la bourgeoisie jette la Doctrine Sociale de l’Eglise dans le caniveau


La curée contre François Fillon est vraiment injuste ! Elle a le tort de nous priver d’un débat nécessaire sur son programme économique et social (que l’on avait déjà commencé sur ce blog). C’est d’autant plus regrettable qu’un tel débat nous permettrait de soulever un problème autrement plus fondamental : le discrédit que fait injustement peser sur l’église catholique un candidat qui invoque son catholicisme à tort et à travers tout en incarnant la négation absolue de ce bon sens chrétien élémentaire qu’est la doctrine sociale de l’Eglise. Bon sens sans lequel aucun modèle économique ne peut être durable. On ne peut qu’être consterné de voir une partie importante de l’électorat catholique s’égarer dans une adhésion éperdue à une politique si éloignée des principes les plus fondamentaux de l’Eglise. On se propose donc ici de remettre les points sur les i.

Enoncée pour la première fois dans l’encyclique Rerum Novarum (1891) par le pape Léon XIII, la Doctrine Sociale de l’Eglise est sa réponse aux maux économiques et sociaux du monde moderne. Elle s’appuie sur une tradition millénaire fondée sur l’Evangile et particulièrement sur le jalon majeur de la pensée chrétienne qu’est l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin. Cette doctrine a été constamment rappelée et précisée par les papes jusqu’à nos jours. A défaut de pouvoir la résumer ici dans son ampleur qui excède de loin l’objet de ce post, on propose d’en rappeler ses principaux fondements.

Elle part tout d’abord d’un constat sans concession sur les rapports de force sociaux au sein du XIXème siècle finissant. Rerum Novarum s’ouvre ainsi sur un feu roulant : « Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour eux [les travailleurs] une protection. Tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue s’ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Eglise, elle n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain, et d’une insatiable cupidité. A tout cela, il faut ajouter la concentration, entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ». Voilà une analyse qui garde une sonorité étrangement actuelle : remplacez l’allusion désuète aux « corporations anciennes » par une autre sur la destruction en cours des protections sociales héritées du XXème siècle et vous pourriez croire que le texte a été écrit cet après-midi !

En réponse à ce constat, l’Eglise pose la notion fondamentale du juste salaire. Rerum Novarum souligne que ce juste salaire ne se limite pas à la justice commutative d’un libre contrat si le dit-contrat fait aux besoins du travailleur une « violence contre laquelle la justice [naturelle] proteste ». Brièvement et imparfaitement résumés, ces besoins couvrent une vie familiale décente, ce qui inclut l’éducation des enfants mais aussi de modestes capacités d’épargne et de patrimoine. L’encyclique affirme sans ambages « On prétend que le salaire une fois librement consenti de part et d’autre, le patron en le payant remplit tous ses engagements et n’est plus tenu à rien […] Pareil raisonnement ne trouvera pas de juge équitable pour y adhérer sans réserve ».

Bref, les enjeux contemporains se lisent sans peine derrière les formules traditionnelles de l’Eglise. La justice qu’elle définit va au-devant de la saine raison : un modèle économique ne saurait survivre en détruisant ses propres bases dans le monde du travail. On touche là l’un des principaux points de friction entre une certaine conception du libéralisme et l’Eglise catholique. Celle-ci définit l’homme comme une fin en soi et met au centre de sa doctrine le respect de la dignité humaine. La théorie économique libérale, prise dans son acception inculte et idéologique (comprendre celle de la plupart des économistes mais, hélas, de beaucoup d’autres personnes aussi), considère explicitement l’homme comme un moyen et une marchandise : c’est ce à quoi conduit la logique même d’un « marché du travail ». Or l’Eglise n’accepte cette logique que dans sa dimension non idéologique et sous réserve du respect de ce bon sens social énoncé dans sa doctrine.

Les forces du marché ne peuvent donc être imposées sans aucune restriction ou limite. Comme le dit l’encyclique Quadragesimo Anno (1931) : « Cette situation était acceptée sans aucune difficulté par ceux qui, largement pourvus des biens de ce monde, ne voyaient là qu’un effet des lois économiques et abandonnaient à la charité le soin de soulager les malheureux, comme si la charité devait couvrir ces violations de la justice que le législateur tolérait et même parfois sanctionnait ». Dans le contexte contemporain, la mondialisation, dans sa dimension insoutenable de mise en concurrence générale du travail et de déflation salariale, relève clairement de cette force injuste dénoncée par l’Eglise. La logique folle de l’Union Européenne et de l’Euro ajoute en outre une bonne dose d’iniquité supplémentaire en imposant un principe d’ajustement économique par la seule déflation des salaires, là où une dévaluation permet une plus juste répartition des efforts entre le capital et le travail. Nous voilà donc avec un candidat « catholique » qui se propose tout simplement d’enfoncer le clou à cet état de fait inique ! On lui reconnaitra comme seule qualité d’afficher sans complexe la logique totalement sadomasochiste de son programme, là où un Macron avance plus sournoisement vers une même finalité.

Il est regrettable de voir comment une certaine conception du libéralisme irriguée par la doctrine sociale de l’Eglise a pu totalement disparaitre de la vie politique française alors qu’elle s’était si brillamment incarnée dans la politique gaullienne des années 60. Dans le climat d’inculture et d’amnésie si caractéristique de l’époque contemporaine, il est fréquent de présenter la politique économique et sociale du général de Gaulle comme « dirigiste ». On ne pourrait être plus éloigné de la réalité. De Gaulle était par inclination profondément libéral, comme en témoigne le rôle que Jacques Rueff joua auprès de lui comme conseiller respecté. On trouvera une bonne concrétisation de la pensée économique du général dans la mise en place du marché commun européen qui eut lieu sous sa présidence.

De Gaulle considérait comme vital d’exposer les entreprises françaises aux vents vivifiants de la concurrence européenne, et particulièrement allemande (à condition de le faire à une parité acceptable pour l’économie française). Mais il considérait comme tout aussi vital de s’assurer que les segments les plus défavorisés de la population (à cette époque le monde paysan, la condition ouvrière ayant connu une substantielle amélioration grâce aux gains de productivité réalisés dans l’industrie) puissent vivre décemment de leur travail. C’est cette préoccupation qui présida à la création de la Politique Agricole Commune que le général arracha de longue lutte à ses partenaires en menaçant à de nombreuses reprises de faire échouer le marché commun (voir C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte).

Cette politique, sur le fond profondément libérale, articulait dans un même mouvement des mesures d’ouverture et de protection visant à un développement harmonieux de l’économie française. De Gaulle se montre ici, en tant qu’homme d’Etat, comme le parfait exécutant de la doctrine sociale de l’Eglise. Une telle politique passerait pour extraordinairement incongrue aujourd’hui, dans une époque qui ne connait comme seule politique libérale que celle du chien crevé au fil de l’eau…