lundi 20 novembre 2017

Les prétentions excessives du capital à travers les âges


Cet été, j’ai eu l’opportunité de lire le très bon livre de William H. Goetzmann Money Changes Everything. C'est une histoire de la Finance, de ses origines en Mésopotamie ancienne jusqu’à nos jours. Le pari est réussi, même si on peut reprocher à l’auteur une vision excessivement positive et optimiste de son sujet. Le livre répond notamment à une question que je me posais depuis très longtemps : « Mais qui diable a eu un jour l’idée d’inventer les intérêts composés ?? » Pour rappel, en finance, on parle d’intérêts composés « lorsque les intérêts de chaque période sont incorporés au capital pour l'augmenter progressivement et porter intérêts à leur tour ». La formule des intérêts composés est essentielle en Finance puisque c’est elle qui gouverne la rémunération des prêteurs.

Goetzmann nous apprend que nous devons cette « innovation » financière aux sumériens. La formule des intérêts composés aurait ( ?) comme origine la métaphore du rythme d’évolution d’un troupeau : la 1ère génération va engendrer x rejetons qui vont eux-mêmes se démultiplier sur le modèle 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256 et ainsi de suite... On a donc une image qui renvoie à une évolution géométrique, c’est-à-dire exponentielle, d’une valeur de départ. L’auteur s’extasie alors sur la très grande intelligence mathématique des financiers sumériens… Curieusement, il ne semble pas trouver que cette formule est particulièrement avantageuse pour les apporteurs de capitaux qui calculent leur rémunération sur cette base… On doit ici introduire l’œuvre de Malthus.

Dans son Essai sur le Principe de population (1798), Malthus montre qui si le rythme de reproduction d’une population donnée suit une logique géométrique le rythme de croissance des ressources nécessaires à son entretien suit, lui, une croissance arithmétique (1, 2, 3, 4, 5…). Il doit nécessairement en résulter des cycles de disette et de famine pour que l’équilibre entre population et ressources soit restauré. Si cette contrainte matérielle s’applique aux populations humaines, elle s’applique tout aussi bien aux troupeaux d’animaux qui les nourrissent. Or la contrainte malthusienne est en gros la réalité que l’humanité a connue du néolithique jusqu’à la révolution industrielle. On notera au passage que Malthus, en bon économiste, a dévéloppé une théorie qui s’appliquait parfaitement pour les temps passés mais qui n’était plus du tout valable pour l’époque où il vécut, la révolution agricole étant déjà largement engagée.

Dans le contexte d’une économie malthusienne stagnante et malgré l’existence de belles opportunités de profit, la métaphore du rythme d’évolution d’un troupeau, avec son caractère « explosif », apparaît comme excessive et très avantageuse pour le prêteur qui s’en inspire pour calculer sa rémunération. Sans surprise, l’histoire de la finance en Mésopotamie ancienne fait d’ailleurs froid dans le dos : les paysans réduits à souscrire des prêts usuraires en période de mauvaise récolte, les expropriations d’emprunteurs surendettés et l’esclavage pour dette semblent avoir été monnaie courante. On trouve aussi à l’époque mésopotamienne des cas de souverains s’offrant une popularité à peu de frais (enfin… pas pour les prêteurs…) en déclarant une amnistie générale sur les dettes. En contemplant l’histoire de Sumer, on serait tenté de dire que le ver était dans le fruit de la finance dès les origines. Il est fréquent aujourd’hui de moquer les interdits des grandes religions vis-à-vis de l’usure et du prêt à intérêt. C’est ne pas voir que ces religions portaient en elles la mémoire des abus terribles que le prêt à intérêt avait pu engendrer.

Mais que dire pour la période contemporaine ? On se tournera ici vers l’ouvrage de Thomas Piketty Le capital au XXIème siècle où il constate empiriquement que le rendement moyen du capital dans les pays développés est structurellement supérieur aux taux de croissance de l’économie. Il en résulte une augmentation et une concentration toujours plus grande du capital. Selon Piketty, seules les guerres, par les destructions massives de capitaux qu’elles ont engendrées, ont pu stopper ce processus. Ici, il est important de noter que la théorie économique prédit que la chose est peu plausible : si le ratio K/L (capital sur travail) ne cesse d’augmenter alors doit se matérialiser l’effet des rendements décroissants sur la rémunération du capital (une nouvelle fois, Merci Malthus !) : si, toutes choses étant égales par ailleurs, l’un des facteurs de production croit plus vite qu’un autre, le rendement du facteur le plus abondant doit diminuer et entrainer une baisse de sa rémunération unitaire. Si les travaux de Piketty sont corrects, le capital semble donc échapper aux lois de la gravité économique.

Comment la chose est-elle possible ? On ne prétendra pas ici apporter de réponse ferme et définitive mais on rappellera qu’on trouve souvent à l’origine des épisodes historiques où les lois de l’économie ont été défiées des causes politiques et institutionnelles qui échappent souvent au regard des économistes. On donnera ainsi l’exemple du contraste entre les conséquences économiques de la grande peste de 1348 en Europe et en Egypte : la disparition d’une part importante de la population emportée par la peste correspond à une augmentation brutale du ratio K/L. La théorie économique prédira que la grande peste, en détruisant le stock de main d’œuvre, doit entrainer une hausse du salaire réel. Cette amélioration du sort des travailleurs doit en retour se traduire par un boom démographique dans un contexte d’économie malthusienne. C’est précisément ce qu’on a observé en Europe. En Egypte, au contraire, on ne constata aucune hausse du salaire réel et aucun rebond démographique. Ce contraste s’explique par un contexte institutionnel en Egypte qui permet à la classe des propriétaires d’imposer aux travailleurs des conditions qu’ils n’accepteraient pas de leur plein gré si le choix leur en était laissé. C’est tout simplement la matérialisation d’un pouvoir de contrainte. Si les travaux de Piketty sont corrects, c’est sans doute dans cet univers des possibles que doit être cherchée l’explication d’un rendement du capital toujours supérieur au taux de croissance économique.

vendredi 10 novembre 2017

Le microcrédit comme miroir des illusions contemporaines



Je viens de lire (avec beaucoup de retard) l’excellent livre de Ha-Joon Chang 23 things they don’t tell you about capitalism. L’auteur s’applique avec beaucoup de talent à détruire les grands mythes du capitalisme contemporain, on ne saurait trop en recommander la lecture. Le chapitre consacré au microcrédit m’a particulièrement intéressé, notamment parce qu’il m’a permis de replonger dans un sujet qui m’avait beaucoup intéressé quand j’étais étudiant. Plus important encore, il m’a permis de mesurer rétrospectivement toute ma naïveté sur le sujet. Pendant très longtemps, le microcrédit a été présenté comme un outil puissant pour résoudre les problèmes de pauvreté dans les pays en développement. Avec le recul, je réalise le point auquel le succès médiatique qu’il a rencontré s’appuyait avant tout sur son adéquation avec les préjugés néolibéraux les plus caricaturaux.

Le postulat du microcrédit est simple : les pays en développement sont richement dotés en personnes à fortes capacités entrepreneuriales. La part des personnes « self-employed » dans ces pays est infiniment plus forte que dans les pays développés, y compris dans le secteur non-agricole. Les entrepreneurs dans les pays en développement doivent en outre souvent affronter des conditions beaucoup plus dures et hostiles que leurs coreligionnaires dans les pays développés. Malgré leur faible développement, les pays émergents sont donc de vrais viviers d’énergie entrepreneuriale, bien plus que les pays développés. Donnez à ces entrepreneurs les moyens de développer leur activité grâce à des prêts de faibles montants et à taux raisonnables et vous verrez alors l’économie dans son ensemble monter en puissance et se développer. Les pays en développement allaient donc sortir de la pauvreté grâce à un cercle vertueux porté par l’entreprenariat et la finance. C’était bien sur trop beau pour être vrai. Comme l’a écrit David Roodman, l’un des meilleurs spécialistes du sujet, "On current evidence, the best estimate of the average impact of microcredit on the poverty of clients is zero".

Pourquoi le microcrédit ne marche-t-il pas ? Les causes sont nombreuses et donnent une impression de déjà-vu quand on connait les maux de la finance contemporaine. Tout d’abord, les institutions de microcrédit ne sont capables d’offrir des taux raisonnables que quand elles sont puissamment subventionnées par des Etats ou des grands donateurs internationaux. Quand ces subsides viennent à baisser les taux remontent rapidement à des niveaux totalement usuriers. Ces institutions ayant pour mission d’allouer des crédits, elles sont également très douées pour créer… des bulles ! Les cas sont nombreux où un excès de crédit a entrainé un afflux continuel de nouveaux entrants se traduisant par un effondrement des prix et des revenus avec à la clé des défauts en série. Pour un entrepreneur pauvre, engager son énergie et ses biens dans une activité destinée à péricliter à brève échéance peut avoir des conséquences désastreuses. Non content de ne pas avoir tenu ses promesses dans les petits projets d’investissement qu’il a financés, le microcrédit s’est en outre beaucoup développé dans le crédit à la consommation, crédit improductif par excellence, trahissant ici clairement sa mission originelle. Si le microcrédit peut revendiquer quelques belles success stories, il doit également être confronté aux histoires affreuses et tragiques qu’il a engendrées. 

Le problème du microcrédit vient précisément du fait que la surface des activités qu’il peut financer est souvent très étroite et renvoie à des Business très simples. Ha-Joon Chang donne ainsi l’exemple d’un paysan qui souscrit un micro-prêt pour acheter une vache et vendre son lait. Si des micro-prêts de même nature sont accordés à de nombreux paysans, le prix du lait va chuter. Le seul espoir pour le paysan sera alors d’essayer de se diversifier par exemple en vendant son lait à l’exportation ou en le transformant en beurre ou en fromage. Mais une telle capacité à évoluer dans la chaine de valeur est pratiquement impossible pour des entrepreneurs pauvres. Cela demanderait un capital, des infrastructures, des capacités organisationnelles et une combinaison de savoir-faire qui leur sont hors-de-portée et qui renvoient en fait aux causes profondes du sous-développement. Causes qui ne sont absolument pas prises en compte dans la vision simpliste du microcrédit. Le microcrédit, en combinant les clichés de l’entrepreneur héroïque et de la finance utile, n’en a pas moins réussi à mobiliser des sommes d’argent, d’énergie et de bonne volonté considérables qui auraient sans aucun doute pu être beaucoup mieux utilisées.

En conclusion, on soulignera d’ailleurs que le mythe de l’entreprenariat-qui-va-résoudre-tous-les-problèmes a encore de beaux jours devant lui comme en témoigne le volontarisme un peu bébête d’Emmanuel Macron avec sa « Start-up Nation » et son culte des entrepreneurs. Il ne faudra sans doute pas être surpris si les résultats ne sont pas rendez-vous.