Cet été, j’ai eu l’opportunité de lire le très bon livre de William H. Goetzmann Money Changes Everything. C'est une histoire de la Finance, de ses origines en Mésopotamie ancienne jusqu’à nos jours. Le pari est réussi, même si on peut reprocher à l’auteur une vision excessivement positive et optimiste de son sujet. Le livre répond notamment à une question que je me posais depuis très longtemps : « Mais qui diable a eu un jour l’idée d’inventer les intérêts composés ?? » Pour rappel, en finance, on parle d’intérêts composés « lorsque les intérêts de chaque période sont incorporés au capital pour l'augmenter progressivement et porter intérêts à leur tour ». La formule des intérêts composés est essentielle en Finance puisque c’est elle qui gouverne la rémunération des prêteurs.
Goetzmann nous apprend que nous devons cette « innovation » financière aux sumériens. La formule des intérêts composés aurait ( ?) comme origine la métaphore du rythme d’évolution d’un troupeau : la 1ère génération va engendrer x rejetons qui vont eux-mêmes se démultiplier sur le modèle 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256 et ainsi de suite... On a donc une image qui renvoie à une évolution géométrique, c’est-à-dire exponentielle, d’une valeur de départ. L’auteur s’extasie alors sur la très grande intelligence mathématique des financiers sumériens… Curieusement, il ne semble pas trouver que cette formule est particulièrement avantageuse pour les apporteurs de capitaux qui calculent leur rémunération sur cette base… On doit ici introduire l’œuvre de Malthus.
Dans son Essai sur le Principe de population (1798), Malthus montre qui si le rythme de reproduction d’une population donnée suit une logique géométrique le rythme de croissance des ressources nécessaires à son entretien suit, lui, une croissance arithmétique (1, 2, 3, 4, 5…). Il doit nécessairement en résulter des cycles de disette et de famine pour que l’équilibre entre population et ressources soit restauré. Si cette contrainte matérielle s’applique aux populations humaines, elle s’applique tout aussi bien aux troupeaux d’animaux qui les nourrissent. Or la contrainte malthusienne est en gros la réalité que l’humanité a connue du néolithique jusqu’à la révolution industrielle. On notera au passage que Malthus, en bon économiste, a dévéloppé une théorie qui s’appliquait parfaitement pour les temps passés mais qui n’était plus du tout valable pour l’époque où il vécut, la révolution agricole étant déjà largement engagée.
Dans le contexte d’une économie malthusienne stagnante et malgré l’existence de belles opportunités de profit, la métaphore du rythme d’évolution d’un troupeau, avec son caractère « explosif », apparaît comme excessive et très avantageuse pour le prêteur qui s’en inspire pour calculer sa rémunération. Sans surprise, l’histoire de la finance en Mésopotamie ancienne fait d’ailleurs froid dans le dos : les paysans réduits à souscrire des prêts usuraires en période de mauvaise récolte, les expropriations d’emprunteurs surendettés et l’esclavage pour dette semblent avoir été monnaie courante. On trouve aussi à l’époque mésopotamienne des cas de souverains s’offrant une popularité à peu de frais (enfin… pas pour les prêteurs…) en déclarant une amnistie générale sur les dettes. En contemplant l’histoire de Sumer, on serait tenté de dire que le ver était dans le fruit de la finance dès les origines. Il est fréquent aujourd’hui de moquer les interdits des grandes religions vis-à-vis de l’usure et du prêt à intérêt. C’est ne pas voir que ces religions portaient en elles la mémoire des abus terribles que le prêt à intérêt avait pu engendrer.
Mais que dire pour la période contemporaine ? On se tournera ici vers l’ouvrage de Thomas Piketty Le capital au XXIème siècle où il constate empiriquement que le rendement moyen du capital dans les pays développés est structurellement supérieur aux taux de croissance de l’économie. Il en résulte une augmentation et une concentration toujours plus grande du capital. Selon Piketty, seules les guerres, par les destructions massives de capitaux qu’elles ont engendrées, ont pu stopper ce processus. Ici, il est important de noter que la théorie économique prédit que la chose est peu plausible : si le ratio K/L (capital sur travail) ne cesse d’augmenter alors doit se matérialiser l’effet des rendements décroissants sur la rémunération du capital (une nouvelle fois, Merci Malthus !) : si, toutes choses étant égales par ailleurs, l’un des facteurs de production croit plus vite qu’un autre, le rendement du facteur le plus abondant doit diminuer et entrainer une baisse de sa rémunération unitaire. Si les travaux de Piketty sont corrects, le capital semble donc échapper aux lois de la gravité économique.
Comment la chose est-elle possible ? On ne prétendra pas ici apporter de réponse ferme et définitive mais on rappellera qu’on trouve souvent à l’origine des épisodes historiques où les lois de l’économie ont été défiées des causes politiques et institutionnelles qui échappent souvent au regard des économistes. On donnera ainsi l’exemple du contraste entre les conséquences économiques de la grande peste de 1348 en Europe et en Egypte : la disparition d’une part importante de la population emportée par la peste correspond à une augmentation brutale du ratio K/L. La théorie économique prédira que la grande peste, en détruisant le stock de main d’œuvre, doit entrainer une hausse du salaire réel. Cette amélioration du sort des travailleurs doit en retour se traduire par un boom démographique dans un contexte d’économie malthusienne. C’est précisément ce qu’on a observé en Europe. En Egypte, au contraire, on ne constata aucune hausse du salaire réel et aucun rebond démographique. Ce contraste s’explique par un contexte institutionnel en Egypte qui permet à la classe des propriétaires d’imposer aux travailleurs des conditions qu’ils n’accepteraient pas de leur plein gré si le choix leur en était laissé. C’est tout simplement la matérialisation d’un pouvoir de contrainte. Si les travaux de Piketty sont corrects, c’est sans doute dans cet univers des possibles que doit être cherchée l’explication d’un rendement du capital toujours supérieur au taux de croissance économique.