dimanche 10 décembre 2017

Le progrès technique et l’avenir de la croissance économique


J’avais déjà consacré un article sur la peur, largement exagérée à mon goût, du grand remplacement des travailleurs par les robots et l’intelligence artificielle. Cette angoisse trouve son fondement dans une image d’Epinal allègrement propagée par l’époque : nous serions dans l’ère de la « nouvelle économie » où tout peut être digitalisé et automatisé. L’humanité vivrait désormais dans l’attente de la « singularité technologique », cet instant où la montée en puissance de l’intelligence artificielle entrainera une réaction en chaine d’innovation et de croissance économique auto-entretenue par les robots eux-mêmes. L’homme deviendra alors totalement obsolète dans le processus de production. A cet égard, des films comme Terminator et Matrix peuvent être perçus comme de belles allégories de cette peur millénariste. Certains esprits grincheux ont néanmoins pointé du doigt une faille de taille dans ce récit : loin de vivre dans une époque de transformation radicale et d’innovation technologique exponentielle, tous les signes semblent précisément indiquer le contraire. Nous vivons dans une époque marquée du sceau de la stagnation.

C’est sans doute Robert Gordon (auteur que l’on avait déjà présenté sur ce blog) qui a le mieux présenté les faits relativisant la vision d’une innovation technologique exponentielle. L’auteur note tout d’abord que la révolution des technologies de l’information que nous connaissons aujourd’hui est la 3ème révolution industrielle. La première se déroula de 1750 à 1830 et concerna la machine à vapeur, le textile, l’acier et les chemins de fer. La 2ème se déroula de 1870 à 1900 : elle concerna des domaines aussi variés que l’électricité, le moteur à explosion, l’eau courante, le tout-à-l’égout, la chimie, les hydrocarbures, les moyens de communication et les divertissements. Elle continua de produire ses effets dans la 2ème moitié du XXème siècle avec l’avion à réaction, l’air conditionné et les autoroutes. Elle fut de très loin la plus importante et la plus « transformante » pour l’humanité. C’est elle qui engendra les gains de productivité les plus élevés (voir graphique). En comparaison, la 3ème révolution industrielle que nous connaissons aujourd’hui fait pale figure. Commencée dans les années 60 avec les ordinateurs, elle s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui avec internet et les smartphones. Elle n’a engendré que des gains de productivité assez faibles malgré une brève accélération entre 1996 et 2005.


Remise dans une perspective historique, la révolution des nouvelles technologies apparaît d’une ampleur très limitée quand on la compare aux révolutions précédentes. De surcroit, nombre de ses gains en matière de simplification des taches sont méconnus mais ont d’ores-et-déjà eu lieu (traitement de texte, feuilles de calcul automatisées, partage d’informations dans les entreprises, autonomie accrue des clients…). L’essor de l’e-commerce, s’il perturbe incontestablement les modèles de distribution traditionnels, n’en demeure pas moins un phénomène relativement mineur quand on le compare à l’avènement de l’électricité ou du moteur à explosion. Une étude récente de Robert Atkinson vient d’ailleurs de briser un nouveau mythe à l’heure où les gens s’inquiètent de l’ubérisation de l’économie et des risques qu’elle fait courir au marché du travail : l’effet de destruction créatrice et de déversement intersectoriel des emplois n’a jamais été aussi faible depuis 1850 (voir graphique) ! C’est là l’illustration d’une économie stagnante et non d’une économie en plein bouleversement. Les acteurs des révolutions industrielles précédentes avaient été les témoins de bouleversements dans les marchés du travail autrement plus spectaculaires qu’aujourd’hui (il suffit pour cela de se rappeler le déracinement tragique qu’a représenté pour des millions de travailleurs le passage des campagnes à la ville lors de l’exode rural).



Rien n’indique bien sûr que les choses en resteront là mais force est de constater que la 3ème révolution industrielle a été jusqu’à présent assez décevante. D’autres facteurs amènent en outre à s’interroger sur les perspectives de croissance dans les pays développés. Les tendances démographiques tout d’abord: la baisse des populations en réduisant les besoins en investissements, composante essentielle du dynamisme économique, laisse présager une croissance et des gains de productivité moins importants que par le passé. Le vieillissement de la population suggère également un moindre dynamisme économique, l’âge s’accompagnant souvent d’un désir de plus grande stabilité et tranquillité. Il convient enfin d’ajouter comme facteur de stagnation le plafond éducatif atteint depuis plusieurs décennies dans les pays développés : la part des classes d’âge accédant à l’éducation supérieure semble maintenant relativement stabilisée. Le tableau qui se dessine est celui de sociétés où les risques de sclérose semblent plus importants qu’un boom de l’innovation et de la croissance.

Dans une perspective de long terme, on peut d’ailleurs se demander si les pays développés ne sont pas victimes des rendements décroissants de la recherche scientifique. Apparaissant sous sa forme moderne au XVIIème siècle avec Newton, elle a connu un essor spectaculaire dans tous les domaines au XIXème siècle pour culminer au début du XXème siècle avec la théorie de la relativité générale et la mécanique quantique. Il est frappant de noter que la science physique n’a pas aujourd’hui dépassé ces deux paradigmes dont le plus récent va bientôt fêter ses 100 ans. On a un peu l’impression que la méthode scientifique (observation – mathématisation – prédiction – vérification), après avoir eu de très hauts rendements grâce à des découvertes aux retombées initialement spectaculaires, est entrée dans un âge de faibles rendements où les nouvelles découvertes viennent compléter les paradigmes existants plutôt que de les révolutionner. Qui sait ? Peut-être l’humanité n’est-elle pas encore redescendue d’un optimisme excessif en matière de progrès scientifique et d’innovation technologique.