vendredi 1 mai 2020

Pourquoi notre époque marche sur la tête ?


Je profite de la période de confinement actuelle pour approfondir quelques réflexions, notamment sur le fossé qui sépare le monde contemporain de la mentalité dite « classique ». Mes dernières lectures m’ont amené à me replonger dans ce qu’on appelle communément les « humanités », c’est-à-dire les grands textes de la tradition gréco-latine, au premier rang desquels les œuvres d’Aristote. Or un constat me frappe au terme de ces lectures : c’est le point auquel la pensée contemporaine semble désormais complètement étrangère à l’héritage de la pensée classique, particulièrement dans le domaine de la réflexion morale et politique. Je m’explique. 

Au cœur de la réflexion morale et politique des anciens, on trouve une interrogation sur la finalité de la vie humaine. Pour les auteurs classiques, la finalité de chaque homme est de vivre selon son plus haut état de perfection. Il ne fait pas de doute pour eux que cette perfection est avant tout intellectuelle et morale, l’homme se distinguant des autres animaux par l’exercice de sa raison. Bien vivre veut donc dire vivre selon la vertu qui est de deux ordres : intellectuelle et morale. Il est important de noter que ces deux ordres se soutiennent mutuellement : un homme ne peut se comporter moralement sans une sagesse pratique et la raison droite ne peut s’exercer sans s’appuyer sur des vertus morales. Pour les anciens, une vie vertueuse, en ce qu’elle permet à l’homme d’atteindre son plus haut niveau de perfection, est une vie heureuse. Dans la pensée antique, il n’y a pas d’opposition entre morale et bonheur. Bien au contraire.

On touche ici une première opposition fondamentale entre les pensées classiques et post-modernes. Le monde contemporain revendique une ambition assez similaire à la pensée classique (réalisation de soi) mais il en a totalement retourné le sens. Dans la pensée contemporaine, la morale est un frein à la réalisation de l’individu et à l’épanouissement personnel. La raison s’en trouve dans la nature de l’épanouissement proposé. Le monde classique propose une finalité d’ordre morale et spirituelle, le monde contemporain n’a rien d’autre à proposer qu’une finalité purement matérielle : bien-être financier et épanouissement corporel.

Mais de quelle morale parle-t-on au juste ? Les auteurs antiques proposent quatre vertus cardinales : le courage, la tempérance, la justice et la prudence. Ces vertus sont des vertus dites « du juste milieu » : le courage est ainsi le moyen terme entre la lâcheté et la témérité. La tempérance est le fait de prendre plaisir aux bonnes choses sans excès, la justice est la matérialisation dans les relations avec autrui de l’équilibre de toutes les vertus individuelles, la prudence est une forme de sagesse pratique, c’est-à-dire la capacité à correctement anticiper les conséquences de ses actions. La pensée chrétienne fait sien cet héritage de l’antiquité auquel elle ajoute trois vertus théologales : la foi, la charité et l’espérance. Comme l’a bien dit récemment Rémi Brague, ces vertus se distinguent des quatre vertus cardinales en ce qu’elles ne peuvent jamais être excessives. La question est alors posée de comment inculquer ces vertus aux jeunes gens. Pour les anciens, cette réponse va de soi : les vertus morales étant des attributs du caractère, elles ne peuvent s’acquérir que par l’exemple et la pratique. L’étude de l’histoire, des vies des héros antiques et des saints chrétiens avaient cette mission d’édification et d’émulation. Les Vies parallèles de Plutarque qui abreuva des générations de jeunes lecteurs en est un des exemples les plus illustres.

A cet égard, on ne peut qu’être frappé du retournement complet qui s’est opéré dans le monde actuel. La morale classique, qui se trouvait au cœur de l’enseignement des humanités pendant des millénaires, s’est vu éclipser en quelques décennies à peine par une nouvelle morale publique fondée exclusivement sur la notion de « tolérance ». L’origine de cette substitution est à chercher dans la radicalisation de l’individualisme et l’émancipation des mœurs à partir des années 60. Jusque-là, les critères moraux se voulaient universels et ancrés dans une nécessité sociale, de nature ou une injonction divine. Au contraire, la nouvelle morale se définit aujourd’hui de manière immanente et au niveau de chaque individu. Chacun est libre de s’inventer sa morale personnelle qui en dernière analyse n’a pour seul critère de justification que ses résultats apparents : la capacité à être heureux au sens contemporain du terme, c’est-à-dire à jouir sans entrave de son bien-être corporel et matériel. Dans cette nouvelle ère relativiste et matérialiste, ce sont les « winners » (comprendre les People et les hyper riches) qui sont les nouvelles idoles proposées à l’admiration du public. On soulignera ici que, déjà en son temps, Aristote notait que ceux-ci faisaient généralement de mauvais exemples à suivre étant donné le caractère dérèglé et excessif de leurs vies.

Dans un autre registre, alors que les anciens étudiaient le thème de l’agir humain essentiellement à travers le prisme de la morale, l’époque contemporaine prétend le faire avant tout à travers le prisme de l’efficacité et du pragmatisme. Cette myopie morale est riche de dangers comme l’illustrent les sauvetages incessants des marchés financiers par les banques centrales depuis 2008. De fait, les banques centrales enseignent aux marchés que peu importe comment ceux-ci gèrent leurs risques, ils seront toujours sauvés. L’inconscience est ainsi récompensée et la prudence punie. De telles incitations ne peuvent à terme que provoquer des catastrophes. On ne peut qu’être frappé par les montants sans cesse croissants qu’elles doivent injecter pour les stabiliser. Dire que nos dirigeants se montrent prudents (au sens antique du terme) ne peut ici que relever de la farce. Les banques centrales agissent ici en pompier pyromane sous les applaudissements de tous les dirigeants et hommes politiques de la planète. Cela ne peut qu’amener à s’interroger sur la qualité de ces dirigeants. On passera par ailleurs sous silence le gigantesque transfert de richesse vers les classes très aisées qu’engendrent ces sauvetages incessants (Emmanuel Todd parlait avec justesse d’un « keynesianisme pour riche »).

Il est un autre domaine où l’époque actuelle gagnerait à redécouvrir la pensée des anciens : celui de la politique. Pour les penseurs antiques et médiévaux, il ne fait pas de doute que parmi toutes les sciences de l’agir humain, la politique est la plus importante d’entre elles en ce qu’elle vise la finalité la plus haute : le souverain bien de la communauté (qui est un bien moral). Toutes les autres sciences lui sont à ce titre subordonnées, en particulier l’Economie. La politique est ainsi qualifiée de science « architectonique ». Dans un renversement sidérant, depuis 40 ans, le politique a organisé avec méthode son impuissance et les entreprises prétendent désormais se doter de raisons sociales « élargies » et de raisons d’être à consonnance politique. Comment croire qu’une entreprise a un comportement « citoyen » (qu’est-ce que cela veut dire ?) quand elle décide de boycotter une émission en retirant une publicité car elle n’approuve pas la ligne politique d’un des invités et comment ne pas voir le problème élémentaire de liberté publique que cela pose ? La mission d’une entreprise est de faire du profit dans le cadre des lois en vigueur et c’est bien suffisant comme cela.

En ces temps où les gens mesurent de plus en plus l’incurie et l’impudence des « experts » qui peuplent nos plateaux télévisés, il est enfin un dernier thème de l’éducation classique que notre époque mériterait de redécouvrir avec urgence : celui de la culture générale. Je finirais ici sur une citation de De Gaulle (l’archétype de l’homme d’Etat à la culture classique) à méditer : « La puissance de l’Esprit implique une diversité qu’on ne trouve point dans la pratique exclusive du métier […]. La véritable école du commandement est donc la Culture Générale. Par elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les inférences. Bref de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »