mardi 9 mars 2021

De la théorie de la séparation des pouvoirs et de ses dangers


Dans le contexte d’essor des populismes que nous connaissons, le principe de la séparation des pouvoirs est souvent présenté comme le garant décisif des libertés publiques et de la démocratie libérale. Les mouvements populistes sont souvent accusés de vouloir y attenter, prouvant ainsi leurs véritable nature tyrannique et dictatoriale. S’il nous semble effectivement que ce principe de droit constitutionnel est important, il nous parait également que la simplicité apparente de cette notion dans le débat public cache en réalité une myriade de problèmes graves qui sont insolubles si on s’en tient à la doxa dominante sur le sujet. C’est ce que l’on se propose d’étudier dans cet article. Pour ce faire, le mieux est de répartir du commencement, c’est-à-dire de l’homme et de l’œuvre qui en ont popularisé la théorie : Montesquieu dans De l’esprit des lois.

Le Baron de la Brède puise son inspiration dans son interprétation du modèle constitutionnel anglais tel qu’il s’est affirmé à la suite de la Glorieuse Révolution de 1688 et qui, selon lui, s’est donné pour principal objet la défense de la liberté politique. Il la définit comme cette « tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et, pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel, qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. » Pour Montesquieu, il n’y a pas de liberté « si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. » On retrouve là la distinction traditionnelle des trois pouvoirs de l’Etat, je dis traditionnelle car on la trouve déjà parfaitement formulée par Aristote deux mille ans auparavant. Il résume sa pensée en ajoutant encore que « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. ». Il faut donc que les trois pouvoirs de l’Etat soient distinctement séparés et placés sur un pied d’égalité pour que chacun puisse tenir les autres en respect. De toutes les constitutions du monde, la constitution des Etats-Unis est celle qui, par la volonté des pères fondateurs, s’approche le plus près de cette épure théorique proposée par Montesquieu.

Alors, où est le problème me direz-vous ? Et bien, je vous répondrais qu’il est global et se trouve à tous les niveaux de la réflexion du baron à commencer par son interprétation de l’histoire de l’Angleterre que l’on peut tout simplement qualifier de « complètement fantasmée » (pour rester aimable). Le XVIIIème siècle anglais fut un siècle oligarchique par excellence, avec la domination du parti Whig, et je doute très fortement que les paysans anglais aient ressenti cette « tranquillité d’esprit » qu’éprouvent les hommes assurés dans leur sûreté, particulièrement ceux qui furent victimes des Inclosure Acts. Contrairement à une idée reçue, il y a fort à parier qu’un paysan français était mieux assuré dans ses droits à cette époque. Par ailleurs, il nous semble que sa lecture des institutions anglaises passe sous silence la conclusion majeure qu’il faut en tirer : à savoir le déclin d’une légitimité politique, la monarchie de droit divin, et l’embryon d’une nouvelle, celle du peuple souverain, dont le parlement est une émanation. Montesquieu fait donc une interprétation statique d’une situation institutionnelle qui devrait être regardée de manière dynamique. On doit enfin constater que certains de ses propos ont particulièrement mal vieilli et affaiblissent la force de son argument. Ainsi quand il dit « Lorsque, […] dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté. », on a là une excellente description du régime parlementaire tel qu’il est pratiqué aujourd’hui en Angleterre où le chef de la majorité parlementaire est également chef de l’exécutif. C’est également une excellente description des institutions de la IIIème République… De là à conclure qu’il s’agit de régimes tyranniques, voilà un pas que nous ne franchirons pas…

Par ailleurs, le principe de séparation et d’indépendance des pouvoirs, s’il est compris dans un sens strict, pose un problème de taille : en dernière analyse, l’Etat est l’instrument de la souveraineté de la nation qui, on le rappelle, est « une, indivisible, inaliénable et imprescriptible ». Il en résulte que l’Etat est une unité qui doit pouvoir se fixer des buts et se donner un cap reflétant la volonté du peuple. Cela implique une hiérarchie des pouvoirs et une prééminence des pouvoirs issus du suffrage universel. C’est d’ailleurs ce qu’on constate dans la plupart des démocraties du monde avec une prééminence claire du pouvoir exécutif, puis du pouvoir législatif et enfin du pouvoir judiciaire. Il est donc important d’avoir conscience que pour être compatible avec le principe démocratique, le principe de séparation des pouvoirs doit nécessairement avoir des restrictions. Penser autrement entraine une remise en cause « du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », autrement dit de la démocratie…

Enfin, nous avons gardé pour la fin notre principal reproche : il nous semble que le principe de la séparation des pouvoirs est un argument souvent faible dans la mesure où il peut facilement être retourné. J’en donnerais un exemple : dans le cadre de la dernière élection présidentielle, la justice fut prompte à accuser d’atteinte à la séparation des pouvoirs les hommes politiques qui s’étonnaient du matraquage judiciaire parfaitement opportun qui frappait les candidats de droite (nous en avons déjà parlé sur ce blog), or on pouvait objecter à bon droit que l’intrusion sans précédent de la justice dans un temps fort de la vie démocratique portait également une atteinte sévère à la dite-séparation. Tout est une question de point de vue. Ce sera là ma critique finale : souvent l’argument de la séparation des pouvoirs est superficiel et dissimule des débats qui mériteraient d’être davantage explicités, car ils  traitent de ce qui fonde la légitimité de l’action d’un pouvoir : est-ce la volonté du peuple ? est-ce l’expertise ? est-ce une certaine conception du droit ? En ce qui me concerne, il me semble évident que le fait majoritaire, qui est le principe de la légitimité démocratique, doit toujours conserver sa prééminence et qu’il est, en dernière analyse, le garant ultime de nos libertés, n’en déplaise à Montesquieu.

lundi 22 février 2021

Le déclin de la République romaine et ses enseignements

 J’ai déjà consacré plusieurs billets à présenter certaines correspondances frappantes entre la vie des cités antiques et le monde politique contemporain (voir ici et ). J’avais à l’époque essentiellement appuyé mon propos sur l’histoire de la Grèce antique en délaissant assez largement celle de la Rome classique. Or, à y regarder de plus près, il me semble que l’histoire de la République romaine offre les analogies les plus frappantes avec la période actuelle et qu’il serait bon de s’en inquiéter. C’est ce que je me propose de faire dans cet article. On se concentrera surtout sur la période qui marque l’entrée en crise structurelle de la République romaine et qui s’achève par l’avènement du Principat d’Auguste. En gros, de l’assassinat de Tiberius Gracchus en 133 av J.C. jusqu’à la bataille d’Actium en 31 av J.C.

A l’origine, la Rome antique était une société de paysans soldats aux mœurs très austères. Les romains se flattaient à bon droit de ressembler aux spartiates. Elle était également une société très hiérarchisée avec des tensions intra-civiques fortes et récurrentes entre patriciens et plébéiens. Les élites romaines avaient néanmoins su maintenir la paix civile par des concessions importantes aux revendications populaires (par exemple avec la création des tribuns de la plèbe). Grace à cette unité relative, Rome fut en mesure de soumettre l’ensemble de la péninsule italienne puis d’étendre sa domination à tout le monde méditerranéen. Ces conquêtes eurent pour principal effet de détruire l’équilibre social du monde romain en entrainant une accumulation massive de terres, d’esclaves et de richesses dans les mains des plus riches.  En retour, la plèbe romaine, saignée par les campagnes militaires à répétition et incapable de concurrencer les grandes exploitations esclavagistes en plein essor, sombra dans la prolétarisation. Elle se transforma en classe parasitaire et corrompue. On la vit s’agglutiner dans la Ville pour monnayer son droit de vote aux politiciens les plus offrants. La Rome des premiers siècles avait définitivement vécu.

Le point de non-retour fut atteint après la 2ème guerre Punique et la victoire contre Hannibal (202 av J.C.). Les tensions sociales se gonflèrent tout au long du IIème siècle av J.C. puis explosèrent. Les partis se structurèrent bientôt en deux camps : les optimates représentant le parti du Sénat et des élites romaines, les populares représentant le camp des défenseurs de la souveraineté populaire. Les frères Gracques furent les premiers à vouloir passer des réformes agraires et politiques pour rééquilibrer le rapport de force en faveur de la plèbe. Ils finirent impitoyablement massacrés par les défenseurs du Sénat qui, à cette occasion, firent un double coup de force en faisant, d’une part, tuer un tribun de la plèbe (personnage pourtant inviolable et sacré) et en s’arrogeant, d’autre part, le droit de massacrer sans procès des citoyens romains (ce qui était également interdit, cette innovation institutionnelle fut appelée le « senatus consulte ultime »). A partir de cette date, la république romaine entra dans un état de guerre civile larvée qui redégénéra avec l’affrontement entre Marius et Sylla. Sylla, chef du camp des optimates, innova à nouveau avec le recours aux « proscriptions », c’est-à-dire des listes de citoyens à mettre à mort pour cause d’opposition au pouvoir en place. Au final, il fallut l’incroyable énergie et virtuosité de Jules César pour affaiblir de manière décisive le camp des optimates. Il devait néanmoins le payer de sa vie. La place était désormais ouverte pour le Principat, seule forme de pouvoir politique capable de procéder aux arbitrages sociaux nécessaires à la stabilité de l’empire, le Sénat romain ayant montré ses déficiences et son incapacité à dépasser ses intérêts propres.

Ici, on se bornera à constater que la période actuelle semble « rimer » étrangement avec le cycle final de la république romaine. La mondialisation financière dans ses effets inégalitaires fait étonnamment penser à la dynamique économique et sociale de la république romaine finissante. On pourrait par exemple mettre en miroir la prolétarisation de la plèbe dans la Rome antique avec l’émergence actuelle de la classe des « hommes inutiles » dans les pays développés (lire L’homme inutile, une économie politique du populisme de Pierre-Noël Giraud). De même, la polarisation entre « populistes » et « mondialistes » n’est pas sans rappeler l’opposition entre « populares » et « optimates ». Mais ce n’est pas là l’essentiel. Il est une dimension où l’analogie devient beaucoup plus troublante : l’idéologie des élites.

Le fait décisif et marquant de la république romaine finissante est l’intransigeance des élites romaines face aux revendications au demeurant parfaitement légitimes du camp populaire, intransigeance pourtant en contradiction avec la tradition de pragmatisme politique de ces élites. Comment expliquer ce glissement sectaire ? Au-delà de la défense résolue d’intérêts bien compris, il semble que la raison est à chercher dans la radicalisation idéologique des élites. Ce point est particulièrement bien exposé par Claudia Moatti dans son excellent ouvrage Res publica, Histoire romaine de la chose publique. C’est au IIème siècle av J.C. que s’affirma très fortement au sein des élites romaines une vision totalement idéalisée et unanimiste de la Res publica (la chose publique). Dans cette idéologie, l’ordre institutionnel existant se trouva mythifié dans une conception oligarchique et immuable. Dès lors toute forme d’opposition à la domination des élites fut considérée comme un outrage à la Res publica, outrage justifiant une vengeance sacrée sous la forme d’un crescendo de violences contre les contestations populaires. De fait, tout projet sérieux de réforme devint impossible. Le paradoxe le plus frappant est qu’au nom de la protection d’une conception abstraite des institutions, les élites romaines les bafouèrent complètement en pratique et furent les premières responsables de leur chute.

C’est bien sur ce point que le parallèle nous semble le plus inquiétant avec la période contemporaine. La divinisation actuelle de « l’état de droit » semble avoir pour fonction idéologique de mettre toute chose hors du débat et des enjeux démocratiques, derrière une description empesée de la « démocratie », au rebours du sens même du mot. Cette idéologie d’un droit immuable sert aujourd’hui à justifier un statu quo favorable aux élites et l’absence de prise en compte des aspirations populaires (nous avions déjà consacré un article sur le sujet). Si l’histoire romaine ne doit nous enseigner qu’une chose, c’est qu’entre une force irrésistible et un objet inamovible quelque chose doit nécessairement céder… et céder avec fracas… Il est plus que temps que ceux qui nous gouvernent redécouvrent les bienfaits de l’altérité des points de vue et du compromis, qui est, à dire vrai, l’essence même du politique.

vendredi 1 mai 2020

Pourquoi notre époque marche sur la tête ?


Je profite de la période de confinement actuelle pour approfondir quelques réflexions, notamment sur le fossé qui sépare le monde contemporain de la mentalité dite « classique ». Mes dernières lectures m’ont amené à me replonger dans ce qu’on appelle communément les « humanités », c’est-à-dire les grands textes de la tradition gréco-latine, au premier rang desquels les œuvres d’Aristote. Or un constat me frappe au terme de ces lectures : c’est le point auquel la pensée contemporaine semble désormais complètement étrangère à l’héritage de la pensée classique, particulièrement dans le domaine de la réflexion morale et politique. Je m’explique. 

Au cœur de la réflexion morale et politique des anciens, on trouve une interrogation sur la finalité de la vie humaine. Pour les auteurs classiques, la finalité de chaque homme est de vivre selon son plus haut état de perfection. Il ne fait pas de doute pour eux que cette perfection est avant tout intellectuelle et morale, l’homme se distinguant des autres animaux par l’exercice de sa raison. Bien vivre veut donc dire vivre selon la vertu qui est de deux ordres : intellectuelle et morale. Il est important de noter que ces deux ordres se soutiennent mutuellement : un homme ne peut se comporter moralement sans une sagesse pratique et la raison droite ne peut s’exercer sans s’appuyer sur des vertus morales. Pour les anciens, une vie vertueuse, en ce qu’elle permet à l’homme d’atteindre son plus haut niveau de perfection, est une vie heureuse. Dans la pensée antique, il n’y a pas d’opposition entre morale et bonheur. Bien au contraire.

On touche ici une première opposition fondamentale entre les pensées classiques et post-modernes. Le monde contemporain revendique une ambition assez similaire à la pensée classique (réalisation de soi) mais il en a totalement retourné le sens. Dans la pensée contemporaine, la morale est un frein à la réalisation de l’individu et à l’épanouissement personnel. La raison s’en trouve dans la nature de l’épanouissement proposé. Le monde classique propose une finalité d’ordre morale et spirituelle, le monde contemporain n’a rien d’autre à proposer qu’une finalité purement matérielle : bien-être financier et épanouissement corporel.

Mais de quelle morale parle-t-on au juste ? Les auteurs antiques proposent quatre vertus cardinales : le courage, la tempérance, la justice et la prudence. Ces vertus sont des vertus dites « du juste milieu » : le courage est ainsi le moyen terme entre la lâcheté et la témérité. La tempérance est le fait de prendre plaisir aux bonnes choses sans excès, la justice est la matérialisation dans les relations avec autrui de l’équilibre de toutes les vertus individuelles, la prudence est une forme de sagesse pratique, c’est-à-dire la capacité à correctement anticiper les conséquences de ses actions. La pensée chrétienne fait sien cet héritage de l’antiquité auquel elle ajoute trois vertus théologales : la foi, la charité et l’espérance. Comme l’a bien dit récemment Rémi Brague, ces vertus se distinguent des quatre vertus cardinales en ce qu’elles ne peuvent jamais être excessives. La question est alors posée de comment inculquer ces vertus aux jeunes gens. Pour les anciens, cette réponse va de soi : les vertus morales étant des attributs du caractère, elles ne peuvent s’acquérir que par l’exemple et la pratique. L’étude de l’histoire, des vies des héros antiques et des saints chrétiens avaient cette mission d’édification et d’émulation. Les Vies parallèles de Plutarque qui abreuva des générations de jeunes lecteurs en est un des exemples les plus illustres.

A cet égard, on ne peut qu’être frappé du retournement complet qui s’est opéré dans le monde actuel. La morale classique, qui se trouvait au cœur de l’enseignement des humanités pendant des millénaires, s’est vu éclipser en quelques décennies à peine par une nouvelle morale publique fondée exclusivement sur la notion de « tolérance ». L’origine de cette substitution est à chercher dans la radicalisation de l’individualisme et l’émancipation des mœurs à partir des années 60. Jusque-là, les critères moraux se voulaient universels et ancrés dans une nécessité sociale, de nature ou une injonction divine. Au contraire, la nouvelle morale se définit aujourd’hui de manière immanente et au niveau de chaque individu. Chacun est libre de s’inventer sa morale personnelle qui en dernière analyse n’a pour seul critère de justification que ses résultats apparents : la capacité à être heureux au sens contemporain du terme, c’est-à-dire à jouir sans entrave de son bien-être corporel et matériel. Dans cette nouvelle ère relativiste et matérialiste, ce sont les « winners » (comprendre les People et les hyper riches) qui sont les nouvelles idoles proposées à l’admiration du public. On soulignera ici que, déjà en son temps, Aristote notait que ceux-ci faisaient généralement de mauvais exemples à suivre étant donné le caractère dérèglé et excessif de leurs vies.

Dans un autre registre, alors que les anciens étudiaient le thème de l’agir humain essentiellement à travers le prisme de la morale, l’époque contemporaine prétend le faire avant tout à travers le prisme de l’efficacité et du pragmatisme. Cette myopie morale est riche de dangers comme l’illustrent les sauvetages incessants des marchés financiers par les banques centrales depuis 2008. De fait, les banques centrales enseignent aux marchés que peu importe comment ceux-ci gèrent leurs risques, ils seront toujours sauvés. L’inconscience est ainsi récompensée et la prudence punie. De telles incitations ne peuvent à terme que provoquer des catastrophes. On ne peut qu’être frappé par les montants sans cesse croissants qu’elles doivent injecter pour les stabiliser. Dire que nos dirigeants se montrent prudents (au sens antique du terme) ne peut ici que relever de la farce. Les banques centrales agissent ici en pompier pyromane sous les applaudissements de tous les dirigeants et hommes politiques de la planète. Cela ne peut qu’amener à s’interroger sur la qualité de ces dirigeants. On passera par ailleurs sous silence le gigantesque transfert de richesse vers les classes très aisées qu’engendrent ces sauvetages incessants (Emmanuel Todd parlait avec justesse d’un « keynesianisme pour riche »).

Il est un autre domaine où l’époque actuelle gagnerait à redécouvrir la pensée des anciens : celui de la politique. Pour les penseurs antiques et médiévaux, il ne fait pas de doute que parmi toutes les sciences de l’agir humain, la politique est la plus importante d’entre elles en ce qu’elle vise la finalité la plus haute : le souverain bien de la communauté (qui est un bien moral). Toutes les autres sciences lui sont à ce titre subordonnées, en particulier l’Economie. La politique est ainsi qualifiée de science « architectonique ». Dans un renversement sidérant, depuis 40 ans, le politique a organisé avec méthode son impuissance et les entreprises prétendent désormais se doter de raisons sociales « élargies » et de raisons d’être à consonnance politique. Comment croire qu’une entreprise a un comportement « citoyen » (qu’est-ce que cela veut dire ?) quand elle décide de boycotter une émission en retirant une publicité car elle n’approuve pas la ligne politique d’un des invités et comment ne pas voir le problème élémentaire de liberté publique que cela pose ? La mission d’une entreprise est de faire du profit dans le cadre des lois en vigueur et c’est bien suffisant comme cela.

En ces temps où les gens mesurent de plus en plus l’incurie et l’impudence des « experts » qui peuplent nos plateaux télévisés, il est enfin un dernier thème de l’éducation classique que notre époque mériterait de redécouvrir avec urgence : celui de la culture générale. Je finirais ici sur une citation de De Gaulle (l’archétype de l’homme d’Etat à la culture classique) à méditer : « La puissance de l’Esprit implique une diversité qu’on ne trouve point dans la pratique exclusive du métier […]. La véritable école du commandement est donc la Culture Générale. Par elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les inférences. Bref de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »

dimanche 20 octobre 2019

Fustel de Coulanges et le miroir de l’antiquité


Cet été, j’ai eu l’opportunité de lire le fameux livre de Fustel de Coulanges La cité antique. Ce livre, écrit sous le second empire, cherche à montrer la distance infranchissable qui s’épare les mentalités du monde antique de celles de l’époque moderne. A travers cet ouvrage, l’auteur souhaite mettre un terme au culte des Anciens et à la soif d’imitation qui en résulte. Pour lui, les errements de la Révolution française trouvent notamment leurs origines dans le goût des grandiloquences « à l’antique », goût que l’on retrouve chez toutes les grandes figures révolutionnaires, notamment Robespierre, ainsi que dans l’œuvre du « père spirituel » de la Révolution : Jean-Jacques Rousseau. Pour Fustel de Coulanges, la cité antique est un monde quasi « totalitaire », où l’individu n’a aucune existence en propre et se retrouve asservi aux cultes et aux institutions de la cité. Là où le monde moderne définit la liberté comme celle du citoyen libre protégé dans ses droits, le monde antique la définit comme celle de la cité indépendante défendue par ses citoyens. La liberté des Anciens n’a donc rien à voir avec la liberté des modernes.

S’il convient de nuancer le jugement de l’auteur qui n’est pas sans charge polémique, il ne fait effectivement pas de doute qu’un immense écart sépare les mentalités antiques et modernes, notamment dans leur manière d’articuler le primat du collectif et de l’individuel. Pour autant, et sans doute contre la volonté de l’auteur, on ne peut pas s’empêcher à la lecture de l’ouvrage d’être frappé par des parallèles saisissants entre le monde antique et l’époque contemporaine. A tel point que je regrette de ne pas avoir lu ce livre avant d’écrire mon précédent article. Cela m’aurait permis d’apporter des compléments importants, l’auteur retraçant dans une perspective beaucoup plus large le cycle politique de l’antiquité. 

Pour Fustel de Coulanges, la vie politique des cités grecques et italiennes peut se résumer à une histoire en trois phases. Le premier régime que connurent les cités antiques fut celui de la royauté. Nous parlons ici d’une institution primitive à caractère religieux où le roi est à la fois chef de la cité et de la religion, une sorte de « roi-prêtre ». L’essor et l’affirmation de la royauté fut ressenti comme un joug intolérable par une part croissante de la population, particulièrement les aristocrates, ce qui entraina l’émergence d’un nouveau modèle de régime politique : l’oligarchie. L’oligarchie pouvait se targuer de s’appuyer sur une base plus large de soutiens, constituée des nobles et de leurs clients, mais en dernière analyse elle ne fonctionnait elle aussi qu’au profit d’intérêts étroits et particuliers et devait nécessairement susciter la contestation et l’émergence d’un parti populaire, partisan de l’avènement d’un régime démocratique.

L’émergence de la démocratie et l’affirmation du parti populaire sont donc en quelque sorte l’aboutissement de la montée en maturité politique du monde antique. Cela nous amène au premier parallèle avec l’époque moderne : force est de constater que de la royauté de droit divin à l’émergence de la démocratie libérale, le cycle politique de la modernité semble épouser une trajectoire très similaire à celle de la cité antique. Nous devons maintenant nous intéresser au deuxième parallèle entre l’antiquité et l’époque moderne : les conditions d’émergence et d’essor du régime démocratique.

Pour que les aristocraties se sentent contraintes de céder aux exigences du parti populaire et de la plèbe, il fallut qu’une communauté d’intérêts forte et manifeste s’impose par-delà les conflits de classe. Cette communauté d’intérêts trouva son fondement dans le culte porté à la cité et à son indépendance. Pour un citoyen antique, la gloire se confondait avec la réalisation de quelques « belles actions » pour le compte de la cité. Rien n’était plus important que la défense de la cité et de ses divinités. Dans un tel contexte, la plèbe se trouvait avantagée car elle seule pouvait fournir les soldats nécessaires à la formation d’une armée puissante et nombreuse. Si l’idéal le plus grand était d’assurer l’indépendance de la cité, une communauté d’intérêts puissante se formait entre les différentes classes et l’aristocratie se trouvait de fait redevable vis-à-vis de la plèbe. C’est ce sentiment d’appartenance commun et d’intérêts partagés qui fut la condition d’émergence et d’affirmation du régime démocratique. Inutile de dire que le culte de la nation fut l’exact pendant du culte de la cité dans l’ère moderne. Sans sentiment national fort, l’émergence de la démocratie libérale eut été impossible. L’antiquité fournit un rappel important de cette évidence.

Cela nous amène au dernier parallèle à étudier entre l’antiquité et l’époque moderne : les conditions de déclin et d’effondrement du régime démocratique. Nous devons revenir ici à la guerre du Péloponnèse. Cette guerre, sans précédent et qui toucha l’ensemble du monde grec, fut aussi bien une guerre sociale qu’une guerre entre cités. Si l’indépendance de la cité était l’idéal le plus élevé, assurer sa simple survie n’en était pas moins important. L’émergence d’entités politiques supérieures aux cités avec la formation des empires athéniens et spartiates conféra un rôle primordial aux stratégies d’alliances extérieures. Le fait de renoncer à son indépendance pour s’appuyer sur un allié puissant eut des conséquences politiques désastreuses pour les cités grecques : il mit fin à la communauté d’intérêts entre classes sociales et fit dépendre le régime politique en place des alliances passées avec l’extérieur. Sparte exigeait de ses partenaires un régime oligarchique là où Athènes exigeait un régime démocratique. La communauté d’intérêts s’exprimait désormais par classe sociale et par-delà les cités, il s’en suivit une instabilité politique chronique où chaque camp fut tenté de régler ses comptes par l’intervention d’un allié extérieur. Ce fut ce contexte qui prépara l’émergence de nouvelles entités politiques comme les empires macédoniens et romains qui surent habillement exploiter les tensions sociales au sein des cités. La fin de l’âge d’or des cités coïncida également avec la fin du régime démocratique et l’entrée en décadence politique du monde antique.

Aujourd’hui, c’est la mondialisation qui vient menacer la stabilité politique des pays développés en détruisant les communautés d’intérêts nationales et en les remplaçant par des intérêts et des affinités culturelles s’exprimant désormais par-delà les nations. Quand un hurluberlu comme Guy Verhofstadt dit que la XXIème siècle sera celui des empires, il fait là une outrance mais pointe vers une des menaces réelles de l’époque : l’affaiblissement des démocraties nationales au profit de l’émergence de blocs supranationaux oligarchiques dont l’Union Européenne est la quintessence. L’histoire de l’antiquité est à ce titre un avertissement sur le caractère fragile du régime démocratique : pour Fustel de Coulanges, l’antiquité est avant tout marquée par la victoire des oligarchies municipales sur les parties populaires, les élites en place ayant toujours un plus grand intérêt à collaborer avec des centres impériaux en émergence et à devenir des maillons de ces pouvoirs. C’est pour lui l’une des principales leçons à retenir de l’avènement de l’empire romain. A bon entendeur…

lundi 10 juin 2019

La politique contemporaine ou le retour à Thucydide


Le fait le plus marquant de la période contemporaine est sans aucun doute l’extraordinaire convergence des dynamiques politiques dans les pays développés : des Etats-Unis à l’Italie, en passant par la France, le Royaume-Uni et bien d’autres pays, nous assistons à une gigantesque recomposition des paysages politiques. Les vieux clivages droite / gauche qui nous semblaient immuables, pour ne pas dire « naturels », se retrouvent pulvérisés par l’apparition d’un clivage nouveau et marqué du sceau de la verticalité : l’affrontement entre un bloc « élitaire » et un bloc « populiste ». Dans ce contexte de perte des repères traditionnels, il est intéressant de se demander si des précédents historiques peuvent apporter un éclairage pertinent et important. Il se trouve que mes lectures récentes m’ont amené à m’intéresser de plus près à l’histoire politique de la Grèce classique et il me semble que les anciens grecs ont encore beaucoup de choses à nous apprendre. La chose ne devrait pas étonner puisque, à bien des égards, les grecs sont les vrais précurseurs de l’ère moderne. Ils furent en effet les premiers à réfléchir à la politique dans son acception moderne, c’est-à-dire comme l’organisation politique d’une communauté de citoyens libres et égaux.

C’est l’excellent livre de Josiah Ober, L’énigme grecque, qui a aiguisé ma curiosité et m’a conduit à approfondir ma réflexion en lisant La guerre du Péloponnèse de Thucydide et La Politique d’Aristote. Or un constat me frappe aux termes de ces lectures : la vie politique des cités grecques étaient marquée par quelques traits caractéristiques qui font étrangement penser à la période contemporaine. Le plus frappant d’entre eux est celui-ci : la vie politique de cette époque peut se résumer à l’affrontement entre deux partis, le parti « oligarchique » (les milieux très aisés et leurs clients) et le parti « démocratique » (le reste de la population). C’est le rapport de force entre ces deux partis qui détermine la constitution en vigueur dans chaque cité. Athènes est l’exemple de la cité « démocratique », là où Sparte est l’incarnation de la cité « oligarchique ». Cette ligne de fracture est tellement fondamentale que, lors de la guerre du Péloponnèse, les deux camps vont même jusqu’à s’organiser autour d’elle, Athènes exigeant de ses alliés d’avoir un régime démocratique et Sparte exigeant des siens d’avoir un régime oligarchique. La vie politique des cités grecques s’organisait donc sur un axe vertical qui fait étrangement penser aux dynamiques contemporaines. Quels sont les enseignements que nous pouvons en tirer ?

Le plus important (et sans grande surprise) est bien que la lutte des classes, dépourvue de toute connotation idéologique de type marxiste, est le moteur le plus important de la vie politique de chaque cité. L’enjeu central pour l’homme d’Etat est d’éviter à tout prix la guerre civile et de faire en sorte que l’édifice de la communauté politique tienne malgré ces tensions. Pour ce faire, il convient de trouver l’équilibre entre les intérêts des deux partis : inclusion des populations dans les prises de décision politique et participation des élites aux postes à responsabilité. Pour le camp démocratique, la principale menace est de céder aux sirènes de la démagogie. Pour le camp oligarchique, la principale menace est évidemment de céder à la tentation de la sécession et du coup d’Etat. Force est de constater que ces menaces semblent d’une étrange actualité.

Cela doit nous amener à nous interroger sur la vie politique telle que nous l’avons connue depuis la révolution française à travers son clivage droite / gauche. Les XIXème et XXème siècles furent par excellence les siècles des grandes idéologies de masse avec un rôle prééminent joué par les idéologies révolutionnaires de type marxiste. Ces idéologies, par leurs caractères fondamentalement violents et par la menace qu’elles firent peser sur les sociétés démocratiques (notamment à travers l’ombre de l’Union soviétique), favorisèrent en réaction l’émergence et l’affirmation de points de vue modérés et conciliants, notamment chez les élites. Le clivage droite / gauche fut la matérialisation de cette « modération », à la fois des élites et des populations. Avec la disparition de la menace soviétique, on a l’impression d’un retour à une forme de vie politique « naturelle » et post-idéologique dans laquelle les élites défendent leurs intérêts de manière décomplexée et renouvelée.

C’est ici qu’on doit éviter de pousser les comparaisons trop loin avec la Grèce antique. Dans le cas de la guerre du Péloponnèse, le camp agressif était celui d’Athènes et de la démocratie, Sparte et les oligarchies étaient cantonnées dans un rôle purement défensif vis-à-vis de l’expansionnisme athénien. La période actuelle paraît à cet égard dans une symétrie inversée. Ce sont bien les oligarchies occidentales qui se comportent de manière agressive vis-vis de l’extérieur et font désormais sécession vis-à-vis même de leurs populations. Ce phénomène avait été perçu de longue date par un auteur comme Cristopher Lasch qui dès 1994 décrivait ce qu’il qualifiait de « révolte des élites et de trahison de la démocratie ». De ce point de vue, l’émergence des mouvements populistes n’apparaît que comme une réaction défensive et bien tardive face à la réaffirmation oligarchique des pays occidentaux sous l’effet de la mondialisation et de la disparition de la menace communiste.

vendredi 15 février 2019

Le capitalisme à l’ère de l’intangible



J’ai récemment terminé le livre de Jonathan Haskel et Stian Westlake : Capitalism without capital, the rise of the intangible economy. Le livre explore les conséquences d’un phénomène passé relativement inaperçu ces dernières années : le basculement de plusieurs pays développés du monde des investissements tangibles à celui des investissements intangibles. De quoi parle-t-on au juste ? Dans l’imaginaire collectif, la notion d’investissement renvoie souvent à des choses très concrètes et palpables comme la construction de nouvelles infrastructures ou bâtiments, l’acquisition de terrains, de véhicules ou d’équipements en tout genre. A l’heure du capitalisme digitalisé et mondialisé, cette vision des choses est désormais largement surannée. De nouvelles catégories d’investissements se sont peu à peu imposées et représentent aujourd’hui plus de 50% des investissements réalisés dans certains pays. Il s’agit des investissements intangibles (ou incorporels). Derrière ce terme, on trouve l’ensemble des dépenses donnant naissance à des actifs n’ayant pas de substance physique mais jouant un rôle important dans la performance et la pérennité de l’entreprise, on peut notamment citer : les dépenses de Recherche et Développement, de développement informatique, de transformation organisationnelle, de formation, de publicité, d’études marketing…


Alors, où est le problème me direz-vous ? Le problème, c’est que ces investissements ont des propriétés qui diffèrent fortement des investissements corporels « classiques » et qu’ils tendent à modifier en profondeur les équilibres économiques traditionnels. Les auteurs identifient 4 grandes propriétés économiques découlant directement de leur immatérialité :
  1. Leur plus grande propension à bénéficier d’économies d’échelle croissantes et à être déployables rapidement à grande échelle : une fois un logiciel créé, il peut être installé instantanément sur un nombre quasi illimité d’ordinateurs ou de smartphones
  2. Leur caractère souvent irrécouvrable et « à fonds perdus » : là où un bâtiment ou un équipement peuvent être revendus pour eux-mêmes, un développement informatique optimisant un processus interne à une entreprise n’a aucune valeur marchande ou utilité en dehors de l’entreprise pour laquelle il a été conçu
  3. Leur tendance plus forte à s’agréger et à dégager des synergies : qu’on pense par exemple à la facilité d’intégrer de nouveaux services à une application existante
  4. Leur capacité à engendrer des externalités : par exemple, l’essor des applications pour smartphone à la suite du lancement de l'iPhone
Pour les économies développées, on peut identifier deux grandes conséquences économiques : la première est que les économies d’échelle croissantes et les synergies ont tendance à accroître le syndrome « le-gagnant-rafle-la-mise » en facilitant l’apparition de super monopoles (il suffit de penser aux GAFA). La deuxième conséquence, résultant de l’irrécouvrabilité et des externalités, est de dissuader les investissements en augmentant fortement les incertitudes et les risques associés. En d’autres termes, l’entrée dans l’ère de l’économie intangible tend à accroître fortement les enjeux dans les décisions d’investissements. Les auteurs entreprennent alors une exploration systématique des conséquences économiques et sociales probables des investissements intangibles. Si on peut partager intuitivement un certain nombre de constats que font les auteurs, il convient aussi de leur reprocher de ne pas assez étayer leur propos. Les mots « might » et « maybe » reviennent un peu trop souvent et témoignent du caractère conjectural de nombreux points étudiés dans l’ouvrage.

Parmi les sujets abordés, on trouve notamment une réflexion sur les nécessaires évolutions du rôle de l’Etat dans ce nouveau contexte. Pour les auteurs, le fait que les entreprises puissent être dissuadées d’investir justifie une montée en puissance des investissements publics, particulièrement en matière de Recherche et Développement. Curieusement, les auteurs passent ici chastement sous silence certaines conclusions de bon sens concernant le rôle de l’Etat. Si les investissements intangibles, particulièrement dans les nouvelles technologies, sont plus susceptibles de connaitre des économies d’échelle et des synergies, nous entrons alors dans l’univers des monopoles naturels et des industries dans l’enfance, des thèmes familiers à toute personne qui s’intéresse aux conditions justifiant la mise en place de mesures protectionnistes. Prenons ici un exemple concret.

En matière de nouvelles technologies, les Etats-Unis font durablement la course en tête en repoussant sans cesse la frontière technologique. Cet avantage du premier entrant a permis aux Etats-Unis d’imposer un véritable oligopole mondial, celui des GAFA. Ces entreprises, assises sur des positions dominantes dont elles ne sont plus délogeables, continuent de poursuivre leur courbe d’apprentissage en développant de nouveaux services, notamment autour du Cloud et de l’IA. Prisonnière de son dogme libre-échangiste et de son culte de la concurrence libre et non faussée, l’Europe a été incapable de construire un seul acteur pouvant rivaliser avec la high-tech américaine malgré des atouts indéniables pour y parvenir. Sans surprise, seule la Chine a été capable de faire émerger des rivaux sérieux face aux GAFA. Il ne fait pas de doute qu’avoir restreint drastiquement aux GAFA l’accès au marché chinois a été un facteur décisif dans ce résultat. Aujourd’hui, en matière de Cloud, seul Alibaba a su construire une offre pouvant rivaliser avec celles des géants américains (Amazon, Google, Microsoft, IBM…). Le même constat peut être fait aujourd’hui concernant l’Intelligence Artificielle, l’ancien patron de Google en Chine constatait récemment que le match allait se jouer entre les Etats-Unis et la Chine mais sans l’Europe.

Le secteur de la high-tech, en étant une industrie dans l’enfance et en connaissant des économies d’échelle croissantes, est un secteur qui par excellence justifie la mise en œuvre de mesures protectionnistes à l’échelle européenne ou nationale pour permettre l’émergence d’acteurs capables de se mesurer aux champions américains. Une politique volontariste de l’Etat est d’autant plus justifiée qu’il s’agit là d’un secteur sur lequel se jouera une part essentielle de l’avenir économique des pays développés. Or, force est de constater que l’Europe, par idéologie et incompétence, organise avec méthode et rigueur sa relégation en troisième division, un énième motif de désespérance pour ce continent décidément à la dérive…

dimanche 2 décembre 2018

Pays légal et pays réel


Les médias se sont récemment émus de la mauvaise attribution par Benjamin Griveaux de l’expression « pays légal et pays réel ». Ce dernier a attribué cette formule à l’historien et résistant Marc Bloc alors qu’elle était en fait de Charles Maurras, grande figure de l’extrême droite française. A dire vrai, cette expression consacrée est en fait beaucoup plus ancienne et on la retrouve utilisée par les républicains (la gauche de l’époque) dès les débuts de la monarchie de Juillet pour dénoncer le manque de représentativité des institutions politiques et leur décalage avec la sensibilité politique réelle du pays. A cette époque, le droit de vote était en effet limité à une toute petite élite par les règles draconiennes du suffrage censitaire et de l’âge légal du vote. En 1847, ces règles se traduisent par un corps électoral de 246 000 votants pour une population de près de 35 millions d’habitants, difficile de parler de gouvernement représentatif dans ces conditions…

On ne peut que regretter le voile d’opprobre qui a frappé cette expression depuis sa récupération par l’extrême droite, expression pourtant très utile conceptuellement... C’est hélas un phénomène récurrent quand les extrêmes ont le malheur de proférer des évidences du type « je préfère le beau temps à la pluie ». Le slogan maudit « Travail, Famille, Patrie » a ainsi connu le même destin après sa honteuse récupération par le régime de Vichy. Il était initialement l’emblème du Parti Social Français, un grand parti patriote de centre droit qui fut un pourvoyeur important de résistants pendant la 2ème guerre mondiale (la mémoire familiale se mêle ici à l’anecdote puisque mon arrière-grand-père, Henri Jaboulay, qui fut grand résistant et compagnon de la Libération, fut également un membre actif des croix de feu puis du PSF). C’est d’ailleurs la popularité du PSF avant-guerre qui poussa Pétain et le régime de Vichy à se réapproprier l’expression pour en faire un slogan anti-républicain, ce qu’il n’était pas au départ. Mais revenons en à nos moutons. Alors ? En quoi l’opposition « pays légal et pays réel » est-elle aujourd’hui pertinente? Tout simplement parce qu’elle offre un cadre particulièrement adéquate pour comprendre les dynamiques à l’œuvre derrière le mouvement des gilets jaunes. Pour cela, il nous faut d’abord en revenir à la genèse de l’élection d’Emmanuel Macron.

L’élection d’Emmanuel Macron intervint en effet au terme d’une campagne présidentielle dont le caractère hors du commun mérite d’être retracé. Le contexte tout d’abord : cette élection s’est produite dans une période de stagnation économique à la suite de la crise de 2008 et au terme de 40 années de montée de la défiance envers la classe politique. La cause de cet effondrement de la légitimité des grands partis est facile à trouver : l’incapacité durable à écouter et répondre aux préoccupations économiques et sociales réelles de la population. Au cœur de cette incapacité, on trouve notamment l’européisme des élites françaises qui les a conduit à transférer à l’Union Européenne à peu près toutes les compétences nécessaires à la gestion économique et sociale d’un pays (politique commerciale, industrielle, monétaire…) à l’exception dans une certaine mesure de la fiscalité. Cette élection était donc à haut risque pour les élites en place.

La première étape de l’élection fut la marche au 1er tour avec quatre « grands candidats » (Fillon, Le Pen, Mélenchon et Macron) réunissant l’essentiel des intentions de vote. Leur principale caractéristique étaient d’être des candidats « faibles », c’est-à-dire n’ayant aucune chance de rassembler une majorité convaincue autour de leur programme : ici, la folie économique de Fillon le dispute aux facilités démagogiques des extrêmes et à l’extrémisme européiste hardcore de Macron. Ce premier tour allait donc être un combat d’éclopés. Emmanuel Macron faisait ici figure de challenger puisque ce personnage, encore largement inconnu du grand public quelques mois auparavant, n’avait aucune expérience politique sérieuse à revendiquer et avait un profil peu enclin à enthousiasmer les foules : un technocrate pantouflard et ancien banquier d’affaires, avec en outre une image d’arriviste sans scrupules à faire oublier. C’était sans compter le premier coup de théâtre de cette élection : le « coup d’Etat médiatico-judiciaire ».

La coutume veut que les campagnes électorales soient des périodes de trêve judiciaire pour ne pas entraver le temps du débat démocratique or, fait unique dans l’histoire électorale du pays, les deux candidats de droite se trouvèrent sous le feu d’un pilonnage judiciaire d’une intensité jamais vue et dont le caractère partial fait peu de doute : dans le cas de Fillon, la rapidité foudroyante et totalement anormale de la procédure judiciaire en est la marque caractéristique (on rappellera que celui qui écrit ces lignes n’a pas eu de mot assez dur contre Fillon pendant la campagne). Dans le cas de Marine Le Pen, le timing parfaitement opportun des innombrables boules puantes qui la frappèrent ainsi que son parti laisse peu de doute quant au caractère télécommandé de la chose. Cet acharnement judiciaire eu pour conséquence de faire mécaniquement monter les deux candidats restants (Mélenchon et Macron) et de rendre tout débat de fond impossible dans cette atmosphère irrespirable. Pour ceux qui voudraient mieux comprendre l’énormité judiciaire de cette campagne, nous les renvoyons à l’excellent blog de Régis de Castelnau et au livre de Hervé Lehman sur l’affaire Fillon. Alors que les quatre candidats franchirent la ligne d’arrivée dans un mouchoir de poche (les scores s’espaçant entre 19,5 et 24%), il ne fait aucun doute que ce matraquage judiciaire fut décisif dans la détermination de l’ordre d’arrivée. Ce premier « twist » dans la campagne est lui-même l’aboutissement d’un phénomène inexorable des dernières décennies : la montée en puissance de l’activisme politique des juges.

Le 2ème twist de la campagne fut celui de la « bulle médiatique » (bulle qui s’est en réalité maintenue jusqu’à l’affaire Benalla). Au cours de cette phase, les médias, témoignant d’une malhonnêteté sidérante et d’un grégarisme affreux, contribuèrent à lourdement exagérer la portée et la signification du mandat reçu par Emmanuel Macron au terme du 2nd tour. Facialement, ce dernier remporta l’élection avec 66% des votes contre Marine Le Pen, la réalité est qu’il fut élu par à peine 43% du corps électoral en raison d’une abstention massive. Par ailleurs, la moitié votèrent pour lui pour faire seulement barrage à la candidate du Front National. La vérité cachée du macronisme est qu’il est le président le plus mal élu de la Vème République et que sa base réelle de soutiens est extrêmement étroite, largement inférieure à son score du premier tour étant donné les conditions toxiques dans lesquelles le scrutin s'est déroulé. Ce fut la deuxième entourloupe de cette élection. Cela nous amène au second phénomène inexorable de ces dernières décennies : la transformation des médias en outil de propagande des minorités militantes, peu importe si ces minorités sont loin de refléter la sensibilité majoritaire du pays.

Un démocrate sincère aurait compris qu’il avançait sur une mince couche de glace et que la plus grande prudence était de mise mais tel n’est pas l’esprit du macronisme et des semi-éduqués d’En Marche. Ces derniers, s’appuyant sur la lettre des institutions pour mieux en déformer l’esprit, prétendent avoir reçu le mandat de transformer en profondeur le pays sur la base de leur programme. Cela relève de l’escroquerie en bande organisée. Un tel mandat n’a jamais été donné et c’est bien là que se trouve le décalage total entre le pays légal et le pays réel. Ce décalage est en outre aggravé par la pratique du pouvoir des macronistes. Par sa sociologie, le macronisme est imbu des pratiques managériales du privé et des grands plans de transformation des grands groupes. L’autoritarisme qu’il induit est totalement impropre à l’action politique. Cela nous amène à la dernière entourloupe du macronisme : le président Macron n’est de toute évidence pas aussi génial et brillant que les médias ont tenté de nous le faire croire (on se flattera sur ce blog d’avoir d’ailleurs été lucide de longue date sur le personnage). La situation actuelle de pourrissement est le résultat direct de quatre choses : l’arrogance, l’inexpérience, l’inconscience et la rigidité. Tout cela renvoie à un haut niveau de connerie à la tête de l’Etat.

La crise actuelle est l’aboutissement d’un fossé qui n’a pas arrêté de se creuser depuis des décennies entre le pays légal et le pays réel. Deux narrations s’opposent aujourd’hui : d’un coté, celle des élites en place, prétendant avoir été portées par un élan réformateur et incarner le renouvellement politique tant attendu. De l’autre, celle des observateurs (honnêtes) qui se disent que la machine En marche est en réalité la poursuite et l’approfondissement du processus de décomposition politique du pays. Je ne sais pas comment les choses se termineront mais je dois avouer ne pas être serein. Je regarde le déroulement des évènements et la réaction du pouvoir non sans un certain effarement. Les mots d’Audiard me reviennent en tête : « les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ».