mardi 9 mars 2021

De la théorie de la séparation des pouvoirs et de ses dangers


Dans le contexte d’essor des populismes que nous connaissons, le principe de la séparation des pouvoirs est souvent présenté comme le garant décisif des libertés publiques et de la démocratie libérale. Les mouvements populistes sont souvent accusés de vouloir y attenter, prouvant ainsi leurs véritable nature tyrannique et dictatoriale. S’il nous semble effectivement que ce principe de droit constitutionnel est important, il nous parait également que la simplicité apparente de cette notion dans le débat public cache en réalité une myriade de problèmes graves qui sont insolubles si on s’en tient à la doxa dominante sur le sujet. C’est ce que l’on se propose d’étudier dans cet article. Pour ce faire, le mieux est de répartir du commencement, c’est-à-dire de l’homme et de l’œuvre qui en ont popularisé la théorie : Montesquieu dans De l’esprit des lois.

Le Baron de la Brède puise son inspiration dans son interprétation du modèle constitutionnel anglais tel qu’il s’est affirmé à la suite de la Glorieuse Révolution de 1688 et qui, selon lui, s’est donné pour principal objet la défense de la liberté politique. Il la définit comme cette « tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et, pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel, qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. » Pour Montesquieu, il n’y a pas de liberté « si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. » On retrouve là la distinction traditionnelle des trois pouvoirs de l’Etat, je dis traditionnelle car on la trouve déjà parfaitement formulée par Aristote deux mille ans auparavant. Il résume sa pensée en ajoutant encore que « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. ». Il faut donc que les trois pouvoirs de l’Etat soient distinctement séparés et placés sur un pied d’égalité pour que chacun puisse tenir les autres en respect. De toutes les constitutions du monde, la constitution des Etats-Unis est celle qui, par la volonté des pères fondateurs, s’approche le plus près de cette épure théorique proposée par Montesquieu.

Alors, où est le problème me direz-vous ? Et bien, je vous répondrais qu’il est global et se trouve à tous les niveaux de la réflexion du baron à commencer par son interprétation de l’histoire de l’Angleterre que l’on peut tout simplement qualifier de « complètement fantasmée » (pour rester aimable). Le XVIIIème siècle anglais fut un siècle oligarchique par excellence, avec la domination du parti Whig, et je doute très fortement que les paysans anglais aient ressenti cette « tranquillité d’esprit » qu’éprouvent les hommes assurés dans leur sûreté, particulièrement ceux qui furent victimes des Inclosure Acts. Contrairement à une idée reçue, il y a fort à parier qu’un paysan français était mieux assuré dans ses droits à cette époque. Par ailleurs, il nous semble que sa lecture des institutions anglaises passe sous silence la conclusion majeure qu’il faut en tirer : à savoir le déclin d’une légitimité politique, la monarchie de droit divin, et l’embryon d’une nouvelle, celle du peuple souverain, dont le parlement est une émanation. Montesquieu fait donc une interprétation statique d’une situation institutionnelle qui devrait être regardée de manière dynamique. On doit enfin constater que certains de ses propos ont particulièrement mal vieilli et affaiblissent la force de son argument. Ainsi quand il dit « Lorsque, […] dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté. », on a là une excellente description du régime parlementaire tel qu’il est pratiqué aujourd’hui en Angleterre où le chef de la majorité parlementaire est également chef de l’exécutif. C’est également une excellente description des institutions de la IIIème République… De là à conclure qu’il s’agit de régimes tyranniques, voilà un pas que nous ne franchirons pas…

Par ailleurs, le principe de séparation et d’indépendance des pouvoirs, s’il est compris dans un sens strict, pose un problème de taille : en dernière analyse, l’Etat est l’instrument de la souveraineté de la nation qui, on le rappelle, est « une, indivisible, inaliénable et imprescriptible ». Il en résulte que l’Etat est une unité qui doit pouvoir se fixer des buts et se donner un cap reflétant la volonté du peuple. Cela implique une hiérarchie des pouvoirs et une prééminence des pouvoirs issus du suffrage universel. C’est d’ailleurs ce qu’on constate dans la plupart des démocraties du monde avec une prééminence claire du pouvoir exécutif, puis du pouvoir législatif et enfin du pouvoir judiciaire. Il est donc important d’avoir conscience que pour être compatible avec le principe démocratique, le principe de séparation des pouvoirs doit nécessairement avoir des restrictions. Penser autrement entraine une remise en cause « du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », autrement dit de la démocratie…

Enfin, nous avons gardé pour la fin notre principal reproche : il nous semble que le principe de la séparation des pouvoirs est un argument souvent faible dans la mesure où il peut facilement être retourné. J’en donnerais un exemple : dans le cadre de la dernière élection présidentielle, la justice fut prompte à accuser d’atteinte à la séparation des pouvoirs les hommes politiques qui s’étonnaient du matraquage judiciaire parfaitement opportun qui frappait les candidats de droite (nous en avons déjà parlé sur ce blog), or on pouvait objecter à bon droit que l’intrusion sans précédent de la justice dans un temps fort de la vie démocratique portait également une atteinte sévère à la dite-séparation. Tout est une question de point de vue. Ce sera là ma critique finale : souvent l’argument de la séparation des pouvoirs est superficiel et dissimule des débats qui mériteraient d’être davantage explicités, car ils  traitent de ce qui fonde la légitimité de l’action d’un pouvoir : est-ce la volonté du peuple ? est-ce l’expertise ? est-ce une certaine conception du droit ? En ce qui me concerne, il me semble évident que le fait majoritaire, qui est le principe de la légitimité démocratique, doit toujours conserver sa prééminence et qu’il est, en dernière analyse, le garant ultime de nos libertés, n’en déplaise à Montesquieu.

lundi 22 février 2021

Le déclin de la République romaine et ses enseignements

 J’ai déjà consacré plusieurs billets à présenter certaines correspondances frappantes entre la vie des cités antiques et le monde politique contemporain (voir ici et ). J’avais à l’époque essentiellement appuyé mon propos sur l’histoire de la Grèce antique en délaissant assez largement celle de la Rome classique. Or, à y regarder de plus près, il me semble que l’histoire de la République romaine offre les analogies les plus frappantes avec la période actuelle et qu’il serait bon de s’en inquiéter. C’est ce que je me propose de faire dans cet article. On se concentrera surtout sur la période qui marque l’entrée en crise structurelle de la République romaine et qui s’achève par l’avènement du Principat d’Auguste. En gros, de l’assassinat de Tiberius Gracchus en 133 av J.C. jusqu’à la bataille d’Actium en 31 av J.C.

A l’origine, la Rome antique était une société de paysans soldats aux mœurs très austères. Les romains se flattaient à bon droit de ressembler aux spartiates. Elle était également une société très hiérarchisée avec des tensions intra-civiques fortes et récurrentes entre patriciens et plébéiens. Les élites romaines avaient néanmoins su maintenir la paix civile par des concessions importantes aux revendications populaires (par exemple avec la création des tribuns de la plèbe). Grace à cette unité relative, Rome fut en mesure de soumettre l’ensemble de la péninsule italienne puis d’étendre sa domination à tout le monde méditerranéen. Ces conquêtes eurent pour principal effet de détruire l’équilibre social du monde romain en entrainant une accumulation massive de terres, d’esclaves et de richesses dans les mains des plus riches.  En retour, la plèbe romaine, saignée par les campagnes militaires à répétition et incapable de concurrencer les grandes exploitations esclavagistes en plein essor, sombra dans la prolétarisation. Elle se transforma en classe parasitaire et corrompue. On la vit s’agglutiner dans la Ville pour monnayer son droit de vote aux politiciens les plus offrants. La Rome des premiers siècles avait définitivement vécu.

Le point de non-retour fut atteint après la 2ème guerre Punique et la victoire contre Hannibal (202 av J.C.). Les tensions sociales se gonflèrent tout au long du IIème siècle av J.C. puis explosèrent. Les partis se structurèrent bientôt en deux camps : les optimates représentant le parti du Sénat et des élites romaines, les populares représentant le camp des défenseurs de la souveraineté populaire. Les frères Gracques furent les premiers à vouloir passer des réformes agraires et politiques pour rééquilibrer le rapport de force en faveur de la plèbe. Ils finirent impitoyablement massacrés par les défenseurs du Sénat qui, à cette occasion, firent un double coup de force en faisant, d’une part, tuer un tribun de la plèbe (personnage pourtant inviolable et sacré) et en s’arrogeant, d’autre part, le droit de massacrer sans procès des citoyens romains (ce qui était également interdit, cette innovation institutionnelle fut appelée le « senatus consulte ultime »). A partir de cette date, la république romaine entra dans un état de guerre civile larvée qui redégénéra avec l’affrontement entre Marius et Sylla. Sylla, chef du camp des optimates, innova à nouveau avec le recours aux « proscriptions », c’est-à-dire des listes de citoyens à mettre à mort pour cause d’opposition au pouvoir en place. Au final, il fallut l’incroyable énergie et virtuosité de Jules César pour affaiblir de manière décisive le camp des optimates. Il devait néanmoins le payer de sa vie. La place était désormais ouverte pour le Principat, seule forme de pouvoir politique capable de procéder aux arbitrages sociaux nécessaires à la stabilité de l’empire, le Sénat romain ayant montré ses déficiences et son incapacité à dépasser ses intérêts propres.

Ici, on se bornera à constater que la période actuelle semble « rimer » étrangement avec le cycle final de la république romaine. La mondialisation financière dans ses effets inégalitaires fait étonnamment penser à la dynamique économique et sociale de la république romaine finissante. On pourrait par exemple mettre en miroir la prolétarisation de la plèbe dans la Rome antique avec l’émergence actuelle de la classe des « hommes inutiles » dans les pays développés (lire L’homme inutile, une économie politique du populisme de Pierre-Noël Giraud). De même, la polarisation entre « populistes » et « mondialistes » n’est pas sans rappeler l’opposition entre « populares » et « optimates ». Mais ce n’est pas là l’essentiel. Il est une dimension où l’analogie devient beaucoup plus troublante : l’idéologie des élites.

Le fait décisif et marquant de la république romaine finissante est l’intransigeance des élites romaines face aux revendications au demeurant parfaitement légitimes du camp populaire, intransigeance pourtant en contradiction avec la tradition de pragmatisme politique de ces élites. Comment expliquer ce glissement sectaire ? Au-delà de la défense résolue d’intérêts bien compris, il semble que la raison est à chercher dans la radicalisation idéologique des élites. Ce point est particulièrement bien exposé par Claudia Moatti dans son excellent ouvrage Res publica, Histoire romaine de la chose publique. C’est au IIème siècle av J.C. que s’affirma très fortement au sein des élites romaines une vision totalement idéalisée et unanimiste de la Res publica (la chose publique). Dans cette idéologie, l’ordre institutionnel existant se trouva mythifié dans une conception oligarchique et immuable. Dès lors toute forme d’opposition à la domination des élites fut considérée comme un outrage à la Res publica, outrage justifiant une vengeance sacrée sous la forme d’un crescendo de violences contre les contestations populaires. De fait, tout projet sérieux de réforme devint impossible. Le paradoxe le plus frappant est qu’au nom de la protection d’une conception abstraite des institutions, les élites romaines les bafouèrent complètement en pratique et furent les premières responsables de leur chute.

C’est bien sur ce point que le parallèle nous semble le plus inquiétant avec la période contemporaine. La divinisation actuelle de « l’état de droit » semble avoir pour fonction idéologique de mettre toute chose hors du débat et des enjeux démocratiques, derrière une description empesée de la « démocratie », au rebours du sens même du mot. Cette idéologie d’un droit immuable sert aujourd’hui à justifier un statu quo favorable aux élites et l’absence de prise en compte des aspirations populaires (nous avions déjà consacré un article sur le sujet). Si l’histoire romaine ne doit nous enseigner qu’une chose, c’est qu’entre une force irrésistible et un objet inamovible quelque chose doit nécessairement céder… et céder avec fracas… Il est plus que temps que ceux qui nous gouvernent redécouvrent les bienfaits de l’altérité des points de vue et du compromis, qui est, à dire vrai, l’essence même du politique.