jeudi 4 janvier 2018

Varoufakis, la mystique et la politique


Deux ans après son rapide passage à la tête du ministère des finances pendant la crise grecque de 2015, Yanis Varoufakis vient de publier ses mémoires sur cet épisode particulièrement marquant de la crise de la zone euro (Adults in the room, my battle with Europe's deep establishment). Disons le tout de suite, il s’agit sans doute du meilleur témoignage sur le fonctionnement de la vie politique contemporaine. L’auteur nous fait revivre avec un grand talent son parcours de novice un peu naïf au sein des institutions et de l’establishment européens. Quoi que l’on puisse penser du personnage et de ses besoins d’auto-justification, un souffle de profonde authenticité émane de l’ouvrage. Cela tient sans doute au fait que si l’on peut reprocher des choses à Varoufakis, ce n’est certainement pas d’avoir manqué de cohérence et de bon sens au cours de son affrontement avec les institutions européennes. Ses propositions d’assainissement financier étaient raisonnables à un degré presque banal, elles lui attirèrent d’ailleurs une large sympathie au sein des milieux financiers à Londres et à New York. On se gardera par contre de partager son optimisme sur l’avenir qu’aurait eu la Grèce dans la zone euro, eut-elle obtenue gain de cause auprès de ses créanciers, des considérations de base en matière de compétitivité/parité de change ne semblant pas le troubler plus que ça. Mais incontestablement, Varoufakis peut avoir le sentiment d’avoir été infiniment plus raisonnable que ses adversaires lors de son affrontement avec les créanciers. Le tableau qui se dessine au travers des nombreux faits et anecdotes qu’il relate est franchement glaçant: celui de classes dirigeantes européennes totalement dévorées par leur cynisme et leur esprit de copinage, n’ayant d’autres idéaux que celui de se maintenir à tout prix aux affaires sans vraiment savoir pour quoi faire. Le principal intérêt du livre est de mettre totalement à nu la logique folle et oligarchique qui anime désormais l’Union Européenne. Le livre, par l’ampleur de ce qu’il révèle et la grande variété des sujets abordés (récit évènementiel, analyse économique, politique…) est d’une grande richesse et se prête à de nombreux niveaux d’analyse. On se concentrera ici sur quelques premières réflexions à la suite de cette lecture.

Péguy disait que « Tout commence en mystique et finit en politique », il voulait dire par là que tout combat politique mené au nom d’un idéal finit immanquablement par se corrompre en politique politicienne sans plus aucun rapport avec ses idéaux de départ. Cette dégénérescence vient souvent du succès même que rencontre une mystique : les quelques courageux qui l’incarnent au départ (l’affaire Dreyfus dans le cas de Péguy) sont progressivement rejoints par une armée de cyniques et de politiciens professionnels qui vont utiliser cette mystique sans aucun scrupule au nom de la politique politicienne. C’est ce que Péguy (un ardent dreyfusard) ne pardonne pas à Jaurès dans son instrumentalisation de l’affaire Dreyfus: être un politique qui se fait passer pour un mystique et qui en réalité trahit honteusement la mystique qu’il prétend incarner. Dans le monde de Varoufakis un mystique s’appelle un « outsider » et un politique un « insider ». C’est lors d’un voyage à Washington que Larry Summers va le mettre devant la réalité du fonctionnement de l’establishment globalisé: “There are two kinds of politicians : insiders and outsiders. The outsiders prioritise their freedom to speak their version of the truth. The price of their freedom is that they are ignored by the insiders, who make the important decisions. The insiders….never turn against other insiders and never talk to outsiders about what insiders say or do.” Et ensuite de conclure : « So Yanis, which of the two are you ? ». La phrase indiquée en gras est la plus problématique puisqu’elle implique une collusion totale entre insiders, une collusion qui transcende tout clivage politique. Autrement dit, prendre cette phrase au sérieux implique de ne plus prendre au sérieux le débat démocratique défini comme l’arène publique où se confrontent les idées et projets visant à promouvoir le bien commun. La politique ici décrite est une politique « de couloirs » nécessairement oligarchique.

On trouve dans cette phrase l’origine profonde de la disparition du clivage droite / gauche en Europe depuis des décennies et sans doute aussi du sentiment de dépossession partagé par de nombreux peuples sur cette planète (nous l’avions déjà évoqué dans un post précédent). Il s’agit tout simplement de la conséquence du rétrécissement du champ des sujets réellement ouverts au débat démocratique sous l’effet de l’emprise toujours croissante des contraintes exercées par les traités internationaux et des règles de « bonne gouvernance » prônées par les institutions internationales comme le FMI, l’OCDE ou la Commission Européenne. Comme le dira si éloquemment Jean-Claude Juncker lors du bras de fer avec le gouvernement grec : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Un pan de plus en plus large de sujets politiques se trouve soustrait au débat public et devient la chasse gardée des insiders au sein des gouvernements et des institutions internationales. Dans cet univers, la négociation et la prise de décision obéissent à une logique toute byzantine et les apparences sont souvent trompeuses quand on veut comprendre qui détient effectivement le pouvoir. Varoufakis l’apprendra à ses dépends au cours de ses négociations en mode « ping-pong » avec la Commission, le FMI, la BCE, l’Eurogroup et le ministre des finances allemand. Bien sur tous les insiders ne sont pas mauvais, loin de là. Beaucoup voudraient même sincèrement que les choses soient moins folles. Mais voilà, les règles du jeu (renvoi d’ascenseur et copinage institutionnel) auxquelles ils obéissent garantissent que leurs intérêts finissent toujours par s’aligner sur les intérêts du plus fort, qu’il s’agisse d’une nation ou de certaines classes sociales. Une main invisible finit toujours par les ramener à une posture cynique. Ici, on pourra même reprocher à Varoufakis de ne pas insister assez sur l’énormité inique que représentera pour la postérité le « sauvetage » de la Grèce. Un sauvetage conçu avant tout pour sauver du désastre les grands groupes financiers français et allemands ayant trop prêté à la Grèce et éviter à ces insiders de la finance de devoir assumer leurs responsabilités de prêteurs incompétents en essuyant un défaut. Ces « seigneurs de la finance » seront en retour les premiers à recommander la flexibilisation du marché du travail et les plans d’austérité dans leur pays. Vraiment on ne pourrait pas l’inventer. Exposant à Christine Lagarde les raisons pour lesquelles la dette grecque est insoutenable et le plan de la Troïka totalement irréaliste et contreproductif, Varoufakis aura la stupéfaction d’entendre cette dernière lui dire qu’elle est parfaitement d’accord avec lui mais que trop de capital politique a été dépensé sur ce plan pour qu’il soit remis en cause et qu’il faut donc qu’il se comporte en « team player ».

Tout cela conduit à s’interroger sur qu’est devenue l’Union Européenne aujourd’hui. En lisant le livre de Varoufakis, on est frappé de certaines similitudes entre ce qui est arrivé à la Grèce entre 2010 et 2015 et la tragédie qui a frappé l’Irlande lors de la grande famine de 1846 à 1852. L’épisode de la famine irlandaise est peu connu et mérite que l’on s’y attarde. Pendant longtemps, l’Irlande avait été une colonie de l’empire britannique dont la population, majoritairement catholique, avait été lourdement opprimée en faveur de la minorité protestante. La situation avait évoluée favorablement depuis l’acte d’Union de 1801 mais dans les faits les intérêts du peuple irlandais restaient particulièrement mal représentés à Londres. Le passé colonial et cette mauvaise représentation allaient fortement peser dans le comportement des autorités britanniques lors de famine. Le gouvernement britannique se comporta avec les pires préjugés coloniaux envers les irlandais. Au nom d’une idéologie totalement folle et alors que plus d’un million d’irlandais allaient mourir de la faim, l’administration britannique s’inquiéta surtout des risques d’encourager la paresse et l’indolence chez les irlandais en leur venant en aide. Tout au long de la famine, une posture laissez-fairiste prima dans l’organisation de l’aide à l’Irlande, ce qui eut des conséquences tragiques pour la population. Comme le déclara Charles Trevelyan, le haut fonctionnaire britannique en charge de l’aide à l’Irlande pendant la famine : "The judgement of God sent the calamity to teach the Irish a lesson, that calamity must not be too much mitigated". Lors d’une conversation avec Varoufakis, le ministre des finances allemand témoignera d’une idéologie tout aussi morbide en évoquant la nécessité de mettre fin à l’Etat providence tel qu’il existe dans les pays européens pour faire face à la concurrence de pays comme la Chine ou l’Inde qui n’en ont pas. Que la crise grecque fut perçue par de nombreux membres de l’establishment européen comme l’œuvre de la divine providence pour remédier aux tares de la société grecque est une évidence. Il convient ici de dire qu’aucun peuple dont la politique est définie par un gouvernement représentatif digne de ce nom n’aurait eu à subir les avanies infligées aux irlandais et aux grecs. L’Union Européenne est bel et bien devenue une construction oligarchique imposant des politiques totalement idéologiques à des peuples vivant désormais en régime semi colonial.