samedi 8 septembre 2018

Comprendre l’impudence orwellienne de nos élites : le débat sur la démocratie libérale


Dans cette période de vague populiste, nous devons régulièrement subir les articles pontifiants qui dénoncent la menace que ces mouvements font peser sur la démocratie libérale. Pour les auteurs de ces tribunes « lucides » et « courageuses », il est généralement de bon ton de souligner que ces mouvements nous font entrer dans l’ère de la démocratie « illibérale », prélude à la mort de la démocratie et à l’apparition de régimes tout simplement autoritaires. On demande alors au lecteur d’aller vite allumer un cierge et de prier fort pour que ne reviennent pas les heures les plus sombres de l’histoire, manière (pas très) subtile d’évoquer les spectres du fascisme et du nazisme, rien que ça…

Il est important de bien comprendre l’argumentation sous-jacente à ce type de discours car il nous semble symptomatique de la propension désormais maladive des élites à faire passer des vessies pour des lanternes et à inverser systématiquement les causes et les effets. On ne le souligne jamais assez mais dans un monde où l’information est le nerf de la guerre, le contrôle de la narration officielle des évènements (le fameux « storytelling ») est l’un des principaux leviers de pouvoir et de la fabrique du consentement. Percevoir la malhonnêteté du débat qu’on prétend nous imposer sur l’avenir de la démocratie permet de prendre la pleine mesure de l’impudence devenue désormais orwellienne des gens qui nous gouvernent.

Tout d’abord, déroulons pleinement l’argumentaire sur le danger que le populisme pose à la démocratie. A l’origine de cette thèse, on trouve la description traditionnelle des deux composantes de la démocratie libérale : 1. Un gouvernement et un parlement représentatifs, rendant compte régulièrement au peuple par la tenue d’élections 2. La séparation des pouvoirs exécutif et législatif ainsi qu’une autorité judiciaire indépendante, garants des libertés publiques et du pluralisme politique. C’est généralement le deuxième attribut qui vient justifier l’utilisation du terme « libérale » après celui de « démocratie ». Selon les tenants de cette thèse, le caractère libéral des institutions (la séparation des pouvoirs) est ce qui garantit l’Etat de droit et le pluralisme politique, autrement dit les libertés publiques. On reproche généralement aux gouvernements populistes de vouloir attenter à la séparation des pouvoirs pour promouvoir un agenda de remise en cause du pluralisme et des libertés publiques.

Le problème de ce discours est qu’implicitement, il accorde une plus grande importance au caractère libéral des institutions qu’à leur caractère démocratique et prétend faire dépendre la défense du droit des gens de la seule composante libérale. C’est là un renversement pervers de l’ordre réel des choses : la première et la plus fondamentale des défenses des libertés d’un peuple, c’est de pouvoir élire un gouvernement qui doit lui rendre des comptes régulièrement par le mécanisme des élections (on a souligné dans un article précédent ce qui se passe quand ce n’est pas le cas). La séparation des pouvoirs est un complément important mais dont l’importance n’est que seconde par rapport à la composante démocratique.

Les contre-pouvoirs aux pouvoirs politiques traditionnels ont par ailleurs une particularité : n’étant pas soumis au suffrage universel, ils peuvent plus facilement tomber sous la domination d’une élite inamovible d’ « experts » ayant ses propres codes de cooptation et de copinage. La question est alors posée de la « capture » de ces pouvoirs par des intérêts constitués. Le propre du suffrage universel, c’est qu’à tout moment les électeurs peuvent renverser la table et « sortir les sortants ». Cette soupape de sécurité n’existe pas pour les autres pouvoirs. On doit en outre souligner que pour la plupart de ces contre-pouvoirs, il existe depuis toujours un débat légitime sur le juste niveau d’indépendance qu’il convient de leur donner. On pense ici par exemple à l’indépendance de la justice (est-elle une autorité ou un pouvoir ?) ou de la banque centrale. Les mouvements populistes ne font souvent que réactiver de vieux thèmes de réflexion sur ces sujets, ce qui n’empêche pas leurs adversaires de crier immédiatement à l’autoritarisme.

Les discours sur l’illibéralisme des mouvements populistes est en fait une manière d’escamoter la vraie question: pourquoi les électeurs sont-ils amenés à ne plus faire confiance à leurs partis de gouvernement et à voter pour des partis d’ « outsiders » n’ayant souvent jamais exercé de responsabilité politique ? La réponse est maintenant évidente : c’est tout simplement la traduction du constat que font les électeurs que les politiques menées depuis des décennies ne répondent absolument pas à leurs aspirations profondes et qu’une reprise en main démocratique est désormais nécessaire. L’émergence de ces mouvements populistes est la matérialisation de cette reprise en main. Pris du point vue des élites, le constat ne peut être que terrifiant : c’est la prise de conscience que les pouvoirs issus du suffrage universel ne peuvent pas être réellement « capturés ». Il convient alors de les contenir par tous les moyens, c’est-à-dire en jouant à fond la carte de la séparation des pouvoirs. Derrière le thème de la défense de la démocratie libérale se cache en réalité un agenda bien peu libéral…

Cela nous amène à un dernier point. Chez la plupart des gens, notamment ceux qui nous gouvernent, la culture historique est désormais réduite à quelques clichés avec une place toute particulière pour la deuxième guerre mondiale, dernier événement majeur de l’histoire de l’humanité. Pour le pire ou pour le meilleur, cette prééminence dans la mémoire collective a engendré toute une série de mythes et de fadaises qui viennent aujourd’hui pourrir des débats qui, dans le fond, devraient être menés de manière beaucoup plus sereine. Pour que les choses soient dites clairement : non, la montée des mouvements populistes n’a aucune ressemblance de près ou de loin avec la marche au fascisme ou au nazisme, mouvements nés des suites de la Première Guerre Mondiale, d’un culte de l’ultra violence qui en a résulté ainsi que des histoires politiques extrêmement singulières et souvent mal connues de deux pays. Pour quelqu’un qui a lu sur cette période, comparer la vie politique actuelle dans les pays développés avec la terreur, la sauvagerie féroce et les crimes innombrables des années 20 et 30 en Allemagne et en Italie semble au mieux délirant. On rappellera enfin que le fascisme est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat et non par des élections et que, NON, Hitler n’est pas arrivé au pouvoir par des élections mais par des combines au sommet entre Von Papen et Hindenburg. Mieux vaut chercher ailleurs des exemples pour discréditer le principe du suffrage universel.

Par contre, il est effectivement une grande menace pour une République qui revient comme un leitmotiv à travers l’histoire : celle d’élites, arc-boutées à leurs privilèges et prêtes à tout pour rester aux affaires, quitte à instaurer une tyrannie ou un régime oligarchique. L’histoire de la république romaine et des innombrables Cités-Etats de la Grèce antique ainsi que de l’Italie de la Renaissance sont à cet égard édifiants…