vendredi 17 mars 2017

L’Eglise et le libéralisme


Faisant suite au post précédent, nous souhaitons approfondir la question du rapport de l’Eglise au libéralisme. Cette question est d’importance pour comprendre d’ « où » parle l’Eglise quand elle formule ses critiques sur le fonctionnement d’un certain capitalisme. L’argumentation de l’Eglise n’aura en effet pas le même poids si sa doctrine ne fait que refléter des arguments d’autorité non fondés dans les réalités économiques et sociales ou si, comme c’est le cas, la critique que l’Eglise formule vis-à-vis des « faux dogmes du libéralisme » (Quadragesimo Anno) s’appuie sur une connaissance profonde de cette doctrine dont elle incarne en fait un certain courant. On soulignera d’ailleurs que, loin d’écrire leurs encycliques dans une tour d’ivoire, les papes ont pour coutume de mener d’importantes consultations auprès de la société civile et d’impliquer tout l’appareil intellectuel de l’Eglise et de ses congrégations (ordre des jésuites…).

La doctrine libérale la plus couramment admise et que l’on apprend dans toutes les facs et écoles de commerce trouve son fondement dans la métaphore de la main invisible d’Adam Smith : le marché, par le mécanisme des prix, permet d’aboutir à l’intérêt général alors que chaque acteur économique poursuit égoïstement son intérêt particulier. Bernard de Mandeville développera avant La Richesse des Nations (1776) une version plus provocante de ce paradoxe piquant avec sa Fable des abeilles (1714) où le vice est présenté comme participant à l’intérêt général. On notera au passage qu’Adam Smith ne goûtait guère cette apologie du vice de Mandeville et on ne lui fera pas l’injure de réduire son œuvre à la seule main invisible, idée qui est loin d’épuiser sa réflexion sur le capitalisme. Malheureusement, c’est cette idée qui passa à la postérité. Pris dans cette optique, les comportements moraux des acteurs économiques sont totalement indifférents, seules comptent le respect des règles de bon fonctionnement du marché. Dans la 2ème moitié du XIXème siècle, l’école néoclassique se donnera pour principale mission de spécifier ses règles avec sa théorie de la concurrence pure et parfaite. Le néolibéralisme contemporain n’est rien d’autre que la mise en pratique sans aucune réserve de cette philosophie.

L’Eglise a une connaissance précise de cette doctrine mais il ne lui viendrait pas un instant à l’idée de céder à cet optimisme naïf si répandu à l’époque des Lumières. Si elle est trop consciente de la dimension pratique irremplaçable du marché, sa connaissance profonde des sociétés humaines l’amène à avoir une intuition forte des innombrables (pour ne pas dire infinies) imperfections de marché que l’homme ne cesse volontairement et involontairement de créer. Ces imperfections se traduisent par un pouvoir de marché qui, s’il est exploité avec un total cynisme par les agents économiques, ne peut qu’aboutir aux pires excès et abus. Pour l’Eglise, le libéralisme, pris dans cette version doctrinale, ne conduit qu’à une déresponsabilisation morale des individus. Pire, en leur donnant une absolution de principe, il les encourage précisément au cynisme le plus absolu puisqu’il ne saurait y avoir de « crime » économique. L’idéologie libérale prépare ainsi l’avènement de la loi du plus fort. Un auteur aussi libéral qu’Adam Smith ne s’y trompait pas alors qu’il parlait des capitalistes : « classe de gens dont l'intérêt ne saurait jamais être le même que l'intérêt de la société, qui ont en général intérêt à tromper le public et même à le surcharger, et qui en conséquence ont déjà fait l'un ou l'autre en beaucoup d'occasions ».

Dans le monde contemporain, l’une des traductions les plus visibles de ce libéralisme amoral est le phénomène du « juridisme » que l’on observe dans tous les pays occidentaux : la survalorisation du droit au détriment de la morale la plus élémentaire. Tant que je respecte la légalité, peu importe la moralité de mes actions. A ce jeu, les élites sont évidemment les mieux équipées et les plus douées : respecter la lettre en trahissant l’esprit des lois ou tout simplement réécrire les lois en fonction de leurs besoins (ce qui est tout de même plus commode…).

Outre cette critique lucide sur l’amoralité du libéralisme doctrinaire, il est un autre aspect du capitalisme sur lequel l’Eglise se montre d’un réalisme brutal: l’antagonisme toujours latent entre les intérêts du capital et du travail. Contre toute attente, elle rencontre ici le marxisme en évitant cependant de tomber dans la logique de la lutte des classes. La maximisation du taux de profit ne peut se faire que par une pression constante sur les salaires. Dans le contexte du XIXème siècle finissant, la notion de juste salaire définie par l’Eglise cherche avant tout à mettre les capitalistes devant leur responsabilité morale : un ordre économique qui ne permettrait pas la reproduction de la force de travail (pour reprendre une terminologie marxiste) est contraire au bon sens et à la justice, prise comme conformité à l’ordre naturel, c’est-à-dire voulu par le Créateur.

En conclusion, on doit bien reconnaître que la Doctrine Sociale de l’Eglise est d’un réalisme qui force l’admiration et qu’elle peut de ce fait être considérée comme un monument de la pensée économique. Elle milite pour un libéralisme pratique dans lequel les acteurs du jeu social (employés, employeurs, Etat) sont mis devant leur responsabilité en tant que contributeurs au bien commun. Sa doctrine est avant tout un guide à l'action juste pour tous, chacun à son niveau et, certes, dans la seule mesure de leur bonne volonté. C’est parce que la justice n’est pas une mathématique du marché que l’Eglise place tous les individus devant leur responsabilité sociale. N’accordant une confiance naïve à aucun acteur d’une humanité pécheresse, elle milite depuis toujours en faveur d'un arbitrage subsidiaire de l’Etat... Principe de subsidiarité ô combien libéral au sens modeste et pratique : la prudence conseille la retenue et la concertation mais aussi, en cas de besoin, le transfert d’un litige à la partie la mieux à même d’en juger. Or qui mieux que l’Etat peut incarner l’intérêt général ?

vendredi 10 mars 2017

Fillon et la droite « catho » : quand la bourgeoisie jette la Doctrine Sociale de l’Eglise dans le caniveau


La curée contre François Fillon est vraiment injuste ! Elle a le tort de nous priver d’un débat nécessaire sur son programme économique et social (que l’on avait déjà commencé sur ce blog). C’est d’autant plus regrettable qu’un tel débat nous permettrait de soulever un problème autrement plus fondamental : le discrédit que fait injustement peser sur l’église catholique un candidat qui invoque son catholicisme à tort et à travers tout en incarnant la négation absolue de ce bon sens chrétien élémentaire qu’est la doctrine sociale de l’Eglise. Bon sens sans lequel aucun modèle économique ne peut être durable. On ne peut qu’être consterné de voir une partie importante de l’électorat catholique s’égarer dans une adhésion éperdue à une politique si éloignée des principes les plus fondamentaux de l’Eglise. On se propose donc ici de remettre les points sur les i.

Enoncée pour la première fois dans l’encyclique Rerum Novarum (1891) par le pape Léon XIII, la Doctrine Sociale de l’Eglise est sa réponse aux maux économiques et sociaux du monde moderne. Elle s’appuie sur une tradition millénaire fondée sur l’Evangile et particulièrement sur le jalon majeur de la pensée chrétienne qu’est l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin. Cette doctrine a été constamment rappelée et précisée par les papes jusqu’à nos jours. A défaut de pouvoir la résumer ici dans son ampleur qui excède de loin l’objet de ce post, on propose d’en rappeler ses principaux fondements.

Elle part tout d’abord d’un constat sans concession sur les rapports de force sociaux au sein du XIXème siècle finissant. Rerum Novarum s’ouvre ainsi sur un feu roulant : « Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour eux [les travailleurs] une protection. Tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue s’ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l’Eglise, elle n’a cessé d’être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain, et d’une insatiable cupidité. A tout cela, il faut ajouter la concentration, entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ». Voilà une analyse qui garde une sonorité étrangement actuelle : remplacez l’allusion désuète aux « corporations anciennes » par une autre sur la destruction en cours des protections sociales héritées du XXème siècle et vous pourriez croire que le texte a été écrit cet après-midi !

En réponse à ce constat, l’Eglise pose la notion fondamentale du juste salaire. Rerum Novarum souligne que ce juste salaire ne se limite pas à la justice commutative d’un libre contrat si le dit-contrat fait aux besoins du travailleur une « violence contre laquelle la justice [naturelle] proteste ». Brièvement et imparfaitement résumés, ces besoins couvrent une vie familiale décente, ce qui inclut l’éducation des enfants mais aussi de modestes capacités d’épargne et de patrimoine. L’encyclique affirme sans ambages « On prétend que le salaire une fois librement consenti de part et d’autre, le patron en le payant remplit tous ses engagements et n’est plus tenu à rien […] Pareil raisonnement ne trouvera pas de juge équitable pour y adhérer sans réserve ».

Bref, les enjeux contemporains se lisent sans peine derrière les formules traditionnelles de l’Eglise. La justice qu’elle définit va au-devant de la saine raison : un modèle économique ne saurait survivre en détruisant ses propres bases dans le monde du travail. On touche là l’un des principaux points de friction entre une certaine conception du libéralisme et l’Eglise catholique. Celle-ci définit l’homme comme une fin en soi et met au centre de sa doctrine le respect de la dignité humaine. La théorie économique libérale, prise dans son acception inculte et idéologique (comprendre celle de la plupart des économistes mais, hélas, de beaucoup d’autres personnes aussi), considère explicitement l’homme comme un moyen et une marchandise : c’est ce à quoi conduit la logique même d’un « marché du travail ». Or l’Eglise n’accepte cette logique que dans sa dimension non idéologique et sous réserve du respect de ce bon sens social énoncé dans sa doctrine.

Les forces du marché ne peuvent donc être imposées sans aucune restriction ou limite. Comme le dit l’encyclique Quadragesimo Anno (1931) : « Cette situation était acceptée sans aucune difficulté par ceux qui, largement pourvus des biens de ce monde, ne voyaient là qu’un effet des lois économiques et abandonnaient à la charité le soin de soulager les malheureux, comme si la charité devait couvrir ces violations de la justice que le législateur tolérait et même parfois sanctionnait ». Dans le contexte contemporain, la mondialisation, dans sa dimension insoutenable de mise en concurrence générale du travail et de déflation salariale, relève clairement de cette force injuste dénoncée par l’Eglise. La logique folle de l’Union Européenne et de l’Euro ajoute en outre une bonne dose d’iniquité supplémentaire en imposant un principe d’ajustement économique par la seule déflation des salaires, là où une dévaluation permet une plus juste répartition des efforts entre le capital et le travail. Nous voilà donc avec un candidat « catholique » qui se propose tout simplement d’enfoncer le clou à cet état de fait inique ! On lui reconnaitra comme seule qualité d’afficher sans complexe la logique totalement sadomasochiste de son programme, là où un Macron avance plus sournoisement vers une même finalité.

Il est regrettable de voir comment une certaine conception du libéralisme irriguée par la doctrine sociale de l’Eglise a pu totalement disparaitre de la vie politique française alors qu’elle s’était si brillamment incarnée dans la politique gaullienne des années 60. Dans le climat d’inculture et d’amnésie si caractéristique de l’époque contemporaine, il est fréquent de présenter la politique économique et sociale du général de Gaulle comme « dirigiste ». On ne pourrait être plus éloigné de la réalité. De Gaulle était par inclination profondément libéral, comme en témoigne le rôle que Jacques Rueff joua auprès de lui comme conseiller respecté. On trouvera une bonne concrétisation de la pensée économique du général dans la mise en place du marché commun européen qui eut lieu sous sa présidence.

De Gaulle considérait comme vital d’exposer les entreprises françaises aux vents vivifiants de la concurrence européenne, et particulièrement allemande (à condition de le faire à une parité acceptable pour l’économie française). Mais il considérait comme tout aussi vital de s’assurer que les segments les plus défavorisés de la population (à cette époque le monde paysan, la condition ouvrière ayant connu une substantielle amélioration grâce aux gains de productivité réalisés dans l’industrie) puissent vivre décemment de leur travail. C’est cette préoccupation qui présida à la création de la Politique Agricole Commune que le général arracha de longue lutte à ses partenaires en menaçant à de nombreuses reprises de faire échouer le marché commun (voir C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte).

Cette politique, sur le fond profondément libérale, articulait dans un même mouvement des mesures d’ouverture et de protection visant à un développement harmonieux de l’économie française. De Gaulle se montre ici, en tant qu’homme d’Etat, comme le parfait exécutant de la doctrine sociale de l’Eglise. Une telle politique passerait pour extraordinairement incongrue aujourd’hui, dans une époque qui ne connait comme seule politique libérale que celle du chien crevé au fil de l’eau…