samedi 3 décembre 2016

Fillon : Pétain dans les habits de De Gaulle ?


Les résultats des primaires de la droite sont donc tombés : François Fillon sera le candidat des Républicains à la prochaine présidentielle. Les commentateurs ont été nombreux à souligner que cette victoire surprise démontrait la soif de renouveau des électeurs de droite. On doit ici s’inquiéter une nouvelle fois de cette maladie grave et chronique qui semble frapper nos médias: l’amnésie ! En matière de renouveau, on peut se demander si cet homme 6 fois ministre depuis 1993 et qui fut 5 ans durant le premier ministre de Nicolas Sarkozy était vraiment le meilleur choix.

Une telle longévité force le respect tant elle a dû exiger de souplesse et d’habileté de la part de l’intéressé. Et incontestablement l’homme a ses subtilités : ainsi ce souverainiste affirmé vota contre Maastricht pour ensuite le regretter et ne trouva rien à redire au traité de Lisbonne et à la réintégration de la France dans l’OTAN. On aurait pu craindre que celui qui fut longtemps affublé du sobriquet « Courage Fillon » pâtirait d’une démonétisation de sa parole politique. Pas du tout ! Ce candidat « droit dans ses bottes » était selon certains le seul avoir un programme économique rigoureux et sérieux. On allait voir ce qu’on allait voir !

Le programme se veut conçu comme un « choc » de compétitivité qui permettra à la fois de redresser les finances et de faire baisser le chômage (voir le cadrage financier ici). Le début du quinquennat sera consacré à une baisse des charges sociales de 50 milliards compensées par une hausse immédiate de la TVA de 2% et un effort de réduction des dépenses de l’Etat de l’ordre de 100 milliards d’euros étalé sur 5 ans. Il s’agit d’un programme déflationniste qui pour 1 euro rendu en reprendra 2 mais dont les concepteurs espèrent que l’effet positif sur la compétitivité fera plus que compenser l’effet dépressif.

L’effet dépressif est un effet de court terme et est lié au problème du multiplicateur fiscal : quand l’Etat baisse ses prélèvements, cela a un effet expansionniste sur la croissance du PIB. Quand il baisse ses dépenses, cela a un effet dépressif. On estime normalement qu’un euro de prélèvement en moins a un effet expansionniste inférieur à l’effet dépressif d’un euro de dépense en moins. Cela s’explique par le fait qu’un euro dépensé par l’Etat est totalement dépensé alors qu’un euro rendu par l’Etat peut ne pas l’être entièrement, particulièrement s’il est rendu à une entreprise ou un ménage aisé. Il y aura notamment un effet de thésaurisation.

Dans le cas du programme de Fillon, l’effet déflationniste « net » est d’un montant de 50 milliards. Il convient donc de se concentrer particulièrement sur l’effet dépressif d'une baisse des dépenses de l’Etat. Ce sujet a fait coulé beaucoup d’encre en 2012 à la suite de la publication d’un rapport du FMI qui faisait le point sur les erreurs commises dans la mise en œuvre des politiques d’austérité au sein de la zone euro. Les programmes d’austérité avaient été calculés sur la base d’un effet multiplicateur de 0,5 (un euro de dépenses en moins entraine une baisse du PIB de 0,5 euro). Ô surprise, à la suite de la crise de 2008, les effets multiplicateurs étaient dans des ordres de grandeur bien supérieurs, le multiplicateur de l’Irlande était même supérieur à 2 !

L’origine de ces multiplicateurs élevés est facile à trouver : dans un contexte de croissance mondiale faible, dans un cycle de désendettement des acteurs économiques et dans le cadre de la mise en œuvre de réformes structurelles visant à flexibiliser les marchés du travail, la baisse des dépenses de l’Etat a un effet dépressif beaucoup plus important que dans un contexte normal. Ce contexte est en outre lourdement aggravé par le fait que les pays de la zone euro ne maitrisant plus leur politique monétaire, ils ne peuvent pas prendre de mesures monétaires expansives (comme une dévaluation) pour compenser les effets dépressifs d’une baisse des dépenses publiques. En se privant de l’absorbeur de choc que constitue la politique monétaire, les pays de la zone euro paient « cash » leurs politiques d’austérité sur le taux de croissance et le taux de chômage. Une culture historique solide aurait sans doute pu mettre la puce à l’oreille aux experts du FMI : l’effet désastreux d’une politique déflationniste en contexte de surévaluation monétaire est un classique des années 30.

Qu’attendre du programme de François Fillon ? En prenant des hypothèses prudentes d’un effet multiplicateur des dépenses de 1 et d’un effet multiplicateur des prélèvements de 0,8, Eric Heyer conclut que cette politique couterait 0,7% de croissance par an pendant tout le quinquennat. Avec des hypothèses légèrement différentes, Jacques Sapir estime l’effet dépressif à 1% par an. Cela veut dire une croissance extrêmement faible, probablement inférieure au seuil de croissance nécessaire à un début de baisse du chômage.

Il n’y aurait d’espoir à attendre que de l’effet à long terme d’une amélioration de la compétitivité. Or sur ce front, il y a toutes les raisons d’être pessimiste. Comme l’a dit récemment Patrick Artus: « les baisses de cotisation que proposent Fillon ne seront jamais assez fortes pour nous ramener au niveau espagnol : il faudrait pour cela supprimer toutes les charges ! Impossible ! » . On ajoutera d’ailleurs que la solidité du redressement espagnol est à modérer, les 3,2% de croissance obtenue en 2015 ont été surtout obtenu par un déficit de 5,1%... Autrement dit, l’Espagne se dope pour l’instant plus aux déficits qu’aux exportations… Et se paie le luxe d’un taux de chômage aujourd’hui supérieur à 18%...

En résumé, on ne peut qu’approuver les propos d’Alain Madelin : le programme de Fillon est une « caricature du libéralisme qui apparaît comme une purge patronale. C'est du Robin des bois à l'envers: prendre de l'argent aux pauvres pour le donner aux riches! ». On soulignera que si ce programme est appliqué, il a le potentiel d’être une très belle machine à faire monter le chômage vers de nouveaux sommets. Tout ça pour tenter d’adapter la France à ce cadre mortifère qu’est l’Euro et pour obéir aux demandes de l’Union Européenne. Avec Fillon, on peut se demander si on a pas inventé un nouveau credo : celui d’un souverainisme sans souveraineté et d’un catholicisme sans charité chrétienne. Un programme à l’image de l’homme que Jacques Chirac qualifiait d’ « indécrottable faux-cul » ?

vendredi 19 août 2016

Aux origines du Brexit


J’ai profité des vacances pour lire La Grande Dissimulation de Christopher Booker et Richard North. Le livre retrace l’histoire de l’Union Européenne pris du point de vue britannique jusqu'au référendum de 2005 environ. L’ouvrage est évidemment riche en partis pris mais a le grand mérite d’offrir une perspective qui éclaire de manière limpide le résultat du Brexit.

On réalise tout d’abord qu’un référendum sur l’appartenance à L’union est en fait une tentation récurrente dans la vie politique britannique. Avant David Cameron, même Tony Blair avait déjà été tenté de dramatiser les enjeux et de transformer le référendum sur la constitution européenne en un referendum sur l’appartenance à l’Union (« l’option nucléaire » selon ses conseillers). Pour son équipe, cette question était la seule qui avait une vraie chance d’obtenir une réponse positive lors d’un référendum sur l’Europe. Cela en dit long sur le malaise de la Grande-Bretagne vis-à-vis du projet européen.

L’origine de ce malaise est d’ailleurs facile à trouver : dès la création de la communauté du Charbon et de l’Acier, les britanniques souhaitaient se tenir à l’écart d’un projet qui mettait en cause leur souveraineté et qu’ils considéraient comme non-démocratique dans ses fondements. La composante supranationale du projet se heurtait à la tradition britannique de la souveraineté du parlement et de la responsabilité devant le peuple. On notera au passage qu’il est un peu gênant pour le projet européen que ce soit le pays qui ait inventé la démocratie libérale moderne qui ait exprimé dès le début les plus fortes réserves sur ce projet...

Les choses changèrent dans les années 60 quand, confrontées à la mauvaise performance relative de l’économie britannique, les classes dirigeantes du Royaume-Uni virent l’adhésion à la communauté européenne comme le moyen de dynamiser l’économie du pays. Le péché originel de cette adhésion est qu’en son cœur résidait une contradiction (l’attrait pour les avantages économiques attendus du projet européen d’un coté, le refus solidement ancré de participer à un projet supranational de l’autre) qui fut résolue en faisant passer des vessies pour des lanternes aux électeurs lors du référendum de 1975. Soit disant, il s’agissait d’adhérer à un marché commun et non à un projet de construction d’un super-Etat fédéral.

Quand le camp du Remain accuse le camp opposé de mensonges, il passe chastement sous silence 40 ans de mensonge, d’hypocrisie et de malhonnêteté. Cela fait tout de même beaucoup… Voilà comment le Times décrivait les débats anglais sur l’Europe en 2003 : « On nous nie tout d’abord qu’un plan radical existe ; on concède ensuite qu’il existe mais les ministres jurent leurs grands dieux qu’il n’est même pas dans les programmes politiques ; puis on note qu’il est peut-être dans les programmes mais pas dans la rubrique des propositions sérieuses ; puis on reconnaît que c’est une proposition sérieuse mais qu’elle ne sera jamais appliquée ; ensuite, on admet qu’elle sera mise en œuvre mais sous une forme tellement atténuée que cela ne fera pas la moindre différence dans la vie des gens ordinaires, avant que l’on n’arrive finalement à la conclusion qu’elle a causé de profondes mutations mais qu’on l’avait toujours su et que les électeurs en avaient été informés dès le début. » Bref, le parfait manuel de celui qui veut prendre les gens pour des cons…

En posant la question de l’appartenance à l’UE, Cameron posait en fait la seule question qui pouvait réconcilier la Grande-Bretagne avec le projet européen. Il pouvait rationnellement espérer que les gains économiques perçus de la présence dans l’UE ainsi que la peur du saut dans l’inconnu suffiraient à tenir en échec l’envie de « reprendre le contrôle ». Il y avait malheureusement 2 erreurs dans ce calcul : 1) il était déjà trop tard : la crise grecque a sans doute convaincu plus d’un électeur britannique que le « déficit démocratique » de l’UE était au minimum une énorme litote 2) l’effet de la globalisation sur la société britannique : il est tout de même difficile de convaincre les vastes segments perdants de la société britanniques que les 30 dernières années ont été formidables grâce à l’Europe…

Certains ont alors expliqué que le néolibéralisme thatchérien et la globalisation n’avait rien à voir avec l’Union Européenne. Voilà qui est gonflé. L’Union Européenne, par ses 2 principaux projets que sont le marché commun (les 4 libertés économiques et la concurrence libre et non faussée) et l’Union Monétaire, est la pointe la plus avancée de l’hyper-globalisation. Aucun autre espace économique au monde n’a réalisé à ce point ce qui est l’objectif suprême de la globalisation : la suppression de tous les coûts de transaction et la liberté totale de circulation entre pays. Cette intégration économique entre pays a engendré en retour une désintégration des corps sociaux, résultat parfaitement prévisible et d’ailleurs prévu par la théorie économique la plus standard (voir par exemple les écrits de Dani Rodrik dans les années 90).

Le Brexit met donc un terme au supplice que fut pour la Grande-Bretagne sa présence dans l’Union Européenne. Son résultat final dépendra de ce qu’en feront les britanniques. L’histoire politique du pays étant riche en exemples d’adaptation pragmatique, on peut être raisonnablement optimiste pour la suite. Les premiers pas de Theresa May et son recentrage sur la définition d’une nouvelle politique industrielle semblent d’ailleurs de bon augure. Qui sait ? Peut-être la Grande-Bretagne donnera-t-elle raison à cette prédiction de Margareth Thatcher : « Qu’un projet si irrationnel et si inutile que celui de la création d’un super-Etat européen ait été conçu apparaitra dans les années futures sans doute comme la plus grande folie de l’ère moderne. Et que l’Angleterre, avec ses forces traditionnelles et son destin mondial, ait jamais pu devenir part de cette conception apparaitra comme une erreur politique de première ampleur ». Ce ne serait jamais que la 2ème fois que la Grande-Bretagne donnerait le coup de grace à une grande institution internationale, elle l'avait déja fait avec l'étalon-or en 1931...

samedi 16 juillet 2016

Mon quart d’heure marxiste : l’égalité homme-femme et le développement économique


Dans son dernier livre The Rise and Fall of American Growth, Robert Gordon décrit magistralement l’évolution des conditions de vie aux Etats-Unis de 1870 à nos jours. En lisant l’ouvrage, on réalise que l’entrée dans le monde moderne est avant tout l’histoire d’une gigantesque transformation de la vie quotidienne au sein des foyers. La description de l’existence en 1870 fait ainsi froid dans le dos : absence d’eau courante, de tout à l’égout, précarité de l’éclairage et du chauffage… La vie familiale s’organise dans des conditions de dénuement et d’hygiène déplorables, le tout au milieu d’odeurs pestilentielles.

Ce qui frappe dans ce portrait est l’extrême pénibilité des activités domestiques : l’eau doit être cherchée à l’extérieur plusieurs fois par jour, puis sortie une fois usagée. Le chauffage, à base de bois, doit être en permanence entretenu, tout comme les lampes à pétrole. L’absence de magasins d’habillement fait peser tout le poids de la confection et de la réfection des habits sur les femmes du foyer. La maitresse de maison doit en outre s’occuper des enfants qui sont nombreux à mourir en bas âge. Dans un tel contexte, la femme est littéralement enchainée aux activités domestiques pendant que les hommes travaillent aux champs.

On retrouve ainsi dans l’univers agricole pré-moderne la même différentiation des taches entre les sexes qu’on rencontrait déjà du temps des chasseurs-cueilleurs paléolithiques. Pour rappel, la théorie traditionnelle explique la spécialisation des femmes dans l’activité de cueillette par le fait que cette tache est moins contraignante quand on doit également allaiter et s’occuper des enfants. Pris sous un angle « matérialiste », la spécialisation entre les sexes du paléolithique jusqu’à l’époque pré-moderne apparaît avant tout comme dictée par la survie. L’homme et la femme, réunis en foyer, forment une unité économique où les deux facteurs de production s’organisent en fonction de leurs avantages comparatifs respectifs.

En lisant l’ouvrage de Robert Gordon, on est frappé de voir que toutes les grandes révolutions de l’habitat (eau courante, tout à l’égout, électricité, chauffage central…) précèdent l’entrée de la femme sur le marché du travail. C’est entre 1890 et 1950 que ces innovations vont se répandre dans les foyers américains baissant la pénibilité des taches domestiques et ouvrant la voie à de nouvelles innovations tout aussi libératrices (lave-vaisselle, lave-linge…).

C’est la combinaison des gains de productivité dans les activités domestiques mais également une participation accrue des hommes dans la vie du foyer grâce à la baisse du temps de travail qui a permis un déversement massif des femmes sur le marché du travail dans la 2ème moitié du 20ème siècle, particulièrement dans les activités de service.

En remettant la trajectoire d’émancipation de la femme dans le cadre de l’évolution des contraintes matérielles, on réalise ainsi que cette émancipation semble s’être opérée de façon finalement assez naturelle et spontanée (aux Etats-Unis du moins). Malgré toutes les inégalités résiduelles qui peuvent encore exister, le monde moderne, par l’amélioration radicale de la vie domestique et la baisse de la pénibilité au travail qu’il a engendrées, est indissociable de l’essor de l’égalité homme-femme. En somme et pour paraphraser Marx, la superstructure contemporaine ne fait que refléter son infrastructure! ;)

vendredi 10 juin 2016

Sur la fable « les gens gagnent ce qu’ils valent »


L’actualité récente a été ponctuée de petites phrases et affaires qui remettent sur le devant de la scène la question épineuse de la proportionnalité entre la rémunération reçue et la valeur réelle du travail accompli. Pour beaucoup de gens, il n’y a pas de question à se poser : si le mécanisme d’allocation impersonnel qu’est le marché m’attribue une rémunération x pour un travail y, c’est bien que je les vaux. C’est par mes qualités et mes qualifications que je suis en mesure de réaliser un travail hautement valorisé par le marché et rémunéré en conséquent. On ne peut que comprendre les gens qui font ce raisonnement, à la fois flatteur et rassurant (enfin… quand on est en haut de l’échelle bien sûr…).

Malheureusement, les choses ne sont pas si simples. Robert Solow, le prix nobel d’économie, avait publié l’an dernier un article sur le sujet qui me semblait mettre dans le mille. En ce qui concerne, l’allocation des revenus par le marché, on distingue généralement deux revenus : celui du travail et celui du capital. Il faudrait en fait ajouter une 3ème catégorie : les revenus additionnels issus des rentes de situation. Et oui… dans le monde réel, les situations de concurrence pure et parfaite ne sont qu’une douce illusion. Il existe en effet de nombreuses formes par lesquelles les entreprises sont légèrement ou fortement protégées de la concurrence. Ces positions particulières sur le marché sont génératrices de revenus supplémentaires pour les entreprises qui en bénéficient. Il s’agit là de rentes de situation.

Ces rentes sont-elles importantes ? Solow les estime comprises entre 10 et 30% du PIB, ce qui est énorme. Le partage de ces rentes est déterminé par les rapports de force entre les différents groupes sociaux (les actionnaires, les salariés mais également les grands dirigeants), or il ne fait pas de doute que le pouvoir de négociation des salariés s’est considérablement dégradé dans l’ensemble des pays développés ces dernières décennies. Les rentes, autrefois équitablement partagées entre les différents groupes sociaux, se retrouvent aujourd’hui accaparées de façon disproportionnée par des petits groupes d’intérêts solidement constitués (les grands dirigeants par exemple).

Ce n’est pas tout. Les rentes sont le fruit d’un pouvoir de marché, or des activités de lobbying bien conçues peuvent permettre à des entreprises de substantiellement augmenter ce pouvoir et le poids des rentes dans l’économie. En effet, il n’existe pas de marchés ex-nihilo. Ils sont le produit d’un ensemble de règles institutionnelles définies par l’Etat. Les marchés sont donc des créatures hautement politiques. Touchez à ces règles et les mécanismes distributifs seront profondément modifiés. Dans son dernier livre, Robert Reich distingue cinq grands domaines institutionnels qui sont déterminants dans le fonctionnement des marchés (les lois sur la propriété, le monopole, les contrats, la faillite et enfin les moyens de contrôle de la bonne application des règles). Les grandes entreprises et leurs lobbyistes sont aujourd'hui passés maîtres dans l’art d’obtenir sur ces points des législations avantageuses.

Il est ainsi piquant que ce soit au pays de l’ultra-libéralisme et du libre-échange triomphant que les inquiétudes les plus fortes s’expriment sur l’évolution des rentes dégagées par les grandes entreprises, jusqu’à en inquiéter les experts de la maison blanche. Il semble clair que des pouvoirs de marché excessifs ont été acquis dans de nombreux secteurs Outre-Atlantique (finance, télécommunications, secteur pharmaceutique…). Dean Baker faisait ainsi récemment valoir que les règles excessivement généreuses obtenues par l’industrie pharmaceutique en matière de brevet étaient l’équivalent d’un droit de douane de... 10 000%...

Bref, avant de se dire que l’on mérite sa rémunération, il est toujours bon de se demander où est-ce que l’on se trouve dans la pyramide des rentes de situation !

samedi 23 avril 2016

Les avantages comparatifs de Ricardo et la prose de Monsieur Jourdain


Beaucoup d’observateurs ont noté que la bonne performance de Bernie Sanders et Donald Trump dans la campagne électorale américaine avait un lien avec leurs attaques contre la politique libre-échangiste pratiquée ces dernières décennies par les Etats-Unis. Cela a enfin permis l’émergence d’un débat sur le sujet Outre-Atlantique, débat qui aurait dû avoir lieu depuis longtemps si les médias et les classes dirigeantes ne s’étaient pas spécialisés dans la récitation de poncifs éculés sur le sujet. Pour faire court et en caricaturant à peine : « Le protectionnisme, synonyme d’une autarcie frileuse qui porte en germe l’appauvrissement de tous et un retour aux heures les plus sombres de l’histoire».

Poser le débat ainsi, comme une prétendue opposition entre autarcie et ouverture, est le meilleur moyen de passer à coté des questions qui devraient susciter un débat légitime et de bonne foi. Clarifions donc un point : s’interroger sur les conséquences du libre-échange ne veut absolument pas dire que l’on nie la validité des points théoriques sur lesquels il s’appuie. Prenons par exemple la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, la plus connue des théories libre-échangistes.

Les économistes aiment à dire que cette théorie est contre-intuitive et souvent mal comprise. On peut franchement s’en étonner. Ricardo ne dit que la chose suivante : si toutes les unités de production (comprendre des pays), y compris les plus nulles, se spécialisent dans les activités où elles sont relativement moins mauvaises, le niveau de richesse global sur la planète augmentera. Bon… On ne peut que s’incliner devant cette sage tautologie...

L’humanité, tel Monsieur Jourdain qui fait de la prose sans le savoir, n’a d’ailleurs pas attendu Ricardo pour mettre en œuvre le principe des avantages comparatifs. La spécialisation des unités de production est aussi vieille que l’homme lui-même et on la retrouve dès l’époque des chasseurs-cueilleurs (par exemple avec une différenciation des taches entre les sexes).

Le problème, c’est qu’une fois qu’on s’est accordé sur la validité théorique des avantages comparatifs, on n’a en fait rien dit. En effet, les avantages comparatifs d’un pays ne sont pas innés, ils se construisent et évoluent dans le temps. Se pose également la question des « bonnes » ou des « mauvaises » spécialisations : il y a des secteurs « porteurs » et d’autre en déclin. Enfin, la spécialisation implique un redéploiement des ressources de production entre secteurs, cela ne se fait ni d’un claquement de doigt ni sans heurts et problèmes sociaux. Commencer à s’interroger sur ces points conduit immanquablement à s’interroger sur les gains réels du libre-échange et sur le rôle que doit jouer l’Etat pour soutenir le développement économique.

Tout comme les décollages industriels de la fin du XIXème (Etats-Unis, Allemagne, Japon), la formidable réussite des pays asiatiques ces dernières décennies n’a rien à voir avec la magie d’un libre-échange « subi ». Cette réussite a été construite par des Etats ultra-interventionnistes qui ont eu recourt à une palette extrêmement large d’instruments dont la plupart relèvent de la trousse à outils « protectionniste ». A l’opposée de cette approche se trouve celle de l’Union Européenne qui a gravé dans le marbre le principe de la concurrence « libre et non faussée », c’est à dire le principe de la non intervention de l’Etat et du libre-échange subi. Hélas, les exemples de libre-échange subi n’augurent rien de bon pour l’avenir de l’Union Européenne et de ses habitants. On ne s’étonnera pas que l’Europe soit devenue le symbole de l’impotence et de l'incurie universelles.

samedi 12 mars 2016

Une brève histoire des rapports sociaux en France depuis les années 70 (ou comment passer d’un excès à l’autre sans régler les problèmes)


Alors que le débat sur la loi El Khomri fait rage, il m’a semblé opportun de rappeler quelques chapitres importants de notre histoire économique et sociale récente, que certains semblent oublier un peu vite.

Les années 60 sont caractérisées par le compromis keynésien : dans le cadre d’une économie bouillonnante et en plein emploi, les salaires réels progressent au même rythme que les gains de productivité. Si la progression des salaires s’emballe un peu, les chefs d’entreprise défendent astucieusement leurs marges en augmentant les prix. Le coût de ce compromis est un taux d’inflation relativement élevé qui rend parfois nécessaires des dévaluations pour maintenir la compétitivité. Cela étant dit, de 1959 à 1969, la France parvient à éviter toute dévaluation sous la main ferme de De Gaulle, conseillé en la matière par Jacques Rueff.

Les choses vont sérieusement se gâter au cours des années 70. Dans la continuité de l’émancipation sociale de mai 68, les salariés commencent à devenir plus « gourmands », précisément au moment où le contexte économique mondial change spectaculairement : le quadruplement des prix du pétrole ampute substantiellement le pouvoir d’achat du pays et la contrainte extérieure pèse de plus en plus sous l’effet de l’ouverture croissante de l’économie et de l’apparition des premiers pays atelier d’Asie du Sud-Est. Ce contexte est substantiellement aggravé par les politiques inflationnistes menées par les gouvernements de droite qui se succèdent de Chaban à Chirac (on rappellera au passage que Chaban était conseillé à l’époque par Jacques Delors qui se convertira en champion de la lutte anti-inflation sous Mitterrand, incarnant ainsi parfaitement le passage de l’excès keynésien à l’excès néo-libéral).

Au cours de ces années, la mécanique keynésienne dérape : l’inflation s’envole, le chômage apparaît, les dévaluations se succèdent et la part des profits dans la valeur ajoutée s’érode de manière non négligeable. C’est également dans cette période que s’encre le complexe des élites françaises par rapport au bon élève allemand dont les traditions de négociation collective lui permettent de maintenir un taux d’inflation plus faible qu’ailleurs (Ce complexe coutera cher au pays par la suite). Il faudra attendre l’arrivée de Raymond Barre pour voir un gouvernement tenter d’adapter l’économie française à ce contexte nouveau. Cette tache sera malheureusement compliquée par l’arrivée du 2ème choc pétrolier.

Au début des années 80, les socialistes tentent une dernière fois et sans succès de rallumer le moteur keynésien avant d’inverser radicalement leur politique et de quelle manière : tel un pilote incompétent qui panique en constatant que l’avion monte trop vite et trop haut, le gouvernement socialiste coupe les moteurs, braque le manche et sort les aérofreins (désindexation des salaires sur les prix, politique du franc fort et dérégulation financière). Le retournement est spectaculaire et se traduit par une chute brutale de la part des salaires dans la valeur ajoutée (voir graphique). On aurait pu s’attendre à ce qu’un tel pilote soit privé de licence après avoir infligé de pareilles turbulences aux passagers mais pas du tout… Les français sont toujours prompts à accorder une 2ème chance, voire une 3ème ou une 4ème…


Dans le même temps, les entreprises se recréent progressivement des marges de flexibilité importantes en recourant massivement à l’externalisation, aux CDD et à l’intérim. La part des salaires dans la valeur ajoutée va poursuivre sa lente glissade tout au long des années 90 et 2000, alors que les salaires des grands dirigeants, eux, ne cessent de s’envoler. Les gouvernements font leur possible pour donner des coups de pouce supplémentaires aux entreprises en supprimant les charges sur les bas salaires et en subventionnant les embauches de chômeurs en longue durée. L’Europe n’est pas en reste avec sa judicieuse directive sur les travailleurs détachés qui permet de faire venir des travailleurs étrangers payés au salaire français mais en conservant les charges sociales de leur pays d’origine.

Mais voilà, la déesse Globalisation et le dieu Euro sont très exigeants et demandent bien d’avantage de sacrifices pour que la France retrouve sa compétitivité perdue. La part des salaires progressent à nouveau sous l'effet de la crise de 2008 (baisse des profits) or les élites des pays développés ne savent proposer le plein emploi qu’à coup de salaires à quelques centaines d’euro et de destruction méthodique du système social... On ne saurait souligner à quel point les problèmes de la France ne seront résolus par les quelques mesures de flexibilité contenues dans le texte sur la loi du travail (dont certaines ne seraient pas malvenues si le contexte général était différent mais pour appuyer sur l’accélérateur de l’offre encore faut-il que l’autoroute de la demande soit dégagée ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui).

dimanche 24 janvier 2016

Les robots, la mondialisation, le capital et le travail


On voit se multiplier depuis quelques années les articles s’inquiétant de la robotisation et de la menace qu’elle fait peser sur des millions d’emplois. Les machines se rapprochant toujours plus des capacités de l’homme, celui-ci risquerait à terme de devenir obsolète dans le processus de production.

Historiquement, force est de constater que ces craintes, qui sont aussi anciennes que le capitalisme lui-même, se sont révélées sans fondement. A son époque, Alfred Sauvy les dénonça sans relâche en expliquant que les gains de productivité résultant du progrès technique permettaient un transfert d’emplois vers de nouveaux secteurs et non leur destruction définitive. Bien sur, cela ne veut pas dire qu’il en sera toujours ainsi dans le futur.

Economiquement, ce qui se cache derrière ce débat est la question de l’élasticité de substitution entre le capital et le travail, c’est-à-dire la capacité à pouvoir remplacer plus ou moins facilement du travail par du capital quand l’opportunité financière se présente. S’il y a une tendance à la baisse du prix du capital (des robots de moins en moins chers par exemple) et que les possibilités de substitution ne cessent de se développer, on va ainsi assister à une augmentation du stock de capital et de sa part dans le revenu national au détriment de la rémunération du travail.

Il se trouve que c’est précisément ce qu’on constate dans les pays développés depuis de nombreuses années. Dès lors, il est tentant d’en déduire que la vague de robotisation a déjà commencé. Cela dit, comme l’ont noté bon nombre d’économistes, on s’attendrait alors à une accélération des gains de productivité or c’est précisément tout le contraire qu’on constate dans les pays développés. On peut donc probablement considérer les inquiétudes actuelles comme un peu prospectives et « futuristes ».

Le problème, c’est qu’on aurait aimé que les économistes témoignent d’autant d’esprit d’anticipation pour s’inquiéter d’un phénomène de substitution beaucoup plus évident: la substitution d’un travailleur d’un pays contre celui d’un autre pays, de préférence où le coût du travail est moins élevé. En ouvrant toujours d’avantage leurs économies, les dirigeants des pays développés ont multiplié les opportunités de substitution avec un facteur de production qui, lui, est parfaitement substituable au travailleur local.

Il est évident que cela a renforcé le pouvoir de négociation des « capitalistes » au détriment de celui des salariés au cours des dernières décennies. La mondialisation rend probablement mieux compte des phénomènes de stagnation économique et de l’évolution du rapport capital / travail que tout autre théorie.

dimanche 17 janvier 2016

Jacques Rueff et Wolfgang Schäuble : libéralisme d’hier contre libéralisme d’aujourd’hui


Wolfgang Schäuble a récemment préfacé une biographie de Jacques Rueff écrite par le journaliste Gérard Minart, ancien rédacteur en chef de La Voix du Nord. Le ministre des finances allemand voit dans l’œuvre de ce grand libéral français un modèle à suivre pour les réformes à mener en France aujourd’hui.

Pour ceux qui ne le connaitraient pas, Jacques Rueff est le père des grandes réussites françaises en matière de politique économique au XXème siècle. Son nom est indissociable de la stabilisation du franc en 1926-28, de la politique de relance et de réarmement (brillante mais trop tardive) de 1938 et enfin (mais surtout) de l’assainissement financier et monétaire de 1958 lors du retour de de Gaulle au pouvoir. Schäuble conclut sa préface en espérant que « cet ouvrage sera lu avec attention » par un grand nombre de français.

C’est ce que nous avons fait. Et le problème, c’est que si le Jacques Rueff théoricien intransigeant du libéralisme peut donner un alibi à la gestion allemande de la zone euro ces dernières années, le Jacques Rueff praticien de l’économie semble extrêmement éloigné des couleuvres que le ministre allemand voudrait nous faire avaler. On peut même se demander si ce dernier a lu le livre.

On trouve ainsi écrit sous la plume de Rueff: « Je suis sensible, autant, sinon plus que tout autre, aux conséquences sociales et humaines du drame que constitue le chômage généralisé. C’est lui qu’il faut avant tout éviter. Pour cela, il est indispensable d’en connaître les causes. Mais celles-là connues, on peut et on doit s’attacher à éviter toute baisse du niveau général des prix, qui pour le niveau de salaire existant, serait génératrice de chômage. »

Que veut-il dire ? Notamment qu’il est important de déterminer le niveau du taux de change qui est compatible avec le niveau actuel des prix et des salaires dans une économie. Si le taux est surévalué, la compétitivité prix ne pourra être rétablie qu’au prix d’une politique déflationniste qui entrainera nécessairement un chômage de masse le temps que les salaires s’alignent sur les prix. Or les salaires ont une fâcheuse tendance à résister à la baisse. L’ajustement ne peut donc qu’être long, douloureux et générateur de troubles sociaux.

Que ce soit lors du plan de stabilisation de 1926 ou de celui de 1958, Rueff n’a jamais été le partisan d’une politique déflationniste visant à réaligner les prix et les salaires sur le niveau du change, il a précisément toujours fait le contraire. On est là à front renversé par rapport à la politique imposée par l’Allemagne au reste de la zone euro. Sur ce point essentiel, Rueff est dans la pratique un anti-Schäuble.

En lisant ce livre on est également pris d’une certaine nostalgie en voyant le niveau intellectuel de la classe politique d’hier et d’avant-hier par rapport à celle d’aujourd’hui. Ainsi lorsque le président du Conseil Raymond Poincaré, avocat de formation, convoque en 1926 le jeune polytechnicien inspecteur des finances dans son bureau, lui assigne-t-il la mission de « savoir quel est, pour chaque industrie, le niveau minimum du cours des changes à partir duquel elle devrait réduire ses salaires pour conserver ses débouchés. »

On pourrait reformuler la question de Poincaré à Rueff en disant : « donnez moi le niveau des changes compatible avec la stabilisation de l'économie et le maintien de la paix sociale ». Elle est la marque d’un homme d’Etat qui a la parfaite maitrise des choix politiques à prendre, aussi compliqués fussent-ils. Il demande alors à l’expert de l’orienter dans les aspects techniques de son choix. Chacun est dans son rôle. On désespère de voir une scène comme celle-ci se reproduire avec la classe politique actuelle.